Un revenu « éminemment respectable », c’est la somme qu’un homme dépense. Un revenu fastueux, ou la vraie opulence, c’est plus qu’un homme dépense. Augmentez le revenu, ou diminuez les dépenses, mon cher monsieur, aussi étonnant que cela puisse paraître, donne le même résultat. Mais je vous entends déjà me rappeler, en pinçant les lèvres, les privations et les duretés de l’existence. Hélas ! monsieur, il y a des privations des deux côtés. Le banquier doit passer toute la journée assis dans sa banque – n’est-ce pas là une privation ? Et ne pouvez-vous concevoir que le peintre de paysage, que j’estime être le plus pauvre et le plus perdu parmi ses contemporains, ne préfère pas les privations qu’implique sa profession – ne pas porter de gants, boire de la bière, vivre de côtes de porc ou même uniquement de pommes de terre et, enfin, ne pas être « l’un des nôtres » – qu’il ne préfère pas, volontiers et sincèrement, ses privations à celles du banquier ? Pour ma part, je le puis fort bien. Oui, monsieur, je le répète, je peux le concevoir. Croyez-moi, il y a bien des rivières en Bohême ! Mais il n’est rien de plus difficile à graver dans leur esprit que ceci : l’argent, quand ils en ont, n’est pour la plupart d’entre eux qu’un chèque pour s’acheter du plaisir. Mais que se passe-t-il quand un homme trouve son plaisir dans la pratique d’un art ? Peut-être pourrait-il gagner plus de chèques en en pratiquant un autre ; mais la quantité de plaisir n’en resterait pas moins la même. En somme, il en obtient une partie directement : contrairement à l’employé de banque, les quinze jours de vacances où il peut faire ce qui lui plaît durent toute l’année !

— Robert Louis Stevenson, « Le choix d’une profession », Essais sur l’art de la fiction (trad. France-Marie Watkins et Michel Le Bris)