Mon téléphone a sonné, j’ai été content qu’on m’appelle. C’était mon fils, Marc. Il était passé à la maison pour qu’on déjeune. J’avais complètement oublié. Je m’étais garé sur un bas-côté herbeux et mon fils me demandait où j’étais. Je me suis excusé pour mon oubli, j’avais confondu les semaines, et je lui ai dit que j’avais pris la route. Que j’étais un peu après Volvic. Il m’a demandé si ça allait. Je lui ai répondu que oui, très bien, mais que je ne savais pas quand je rentrerais. Et toi ? ai-je dit. Ça allait également. Il avait l’air sincère. J’ai espéré que moi aussi. J’avais une bonne voix, posée. Je ne me sentais pas inquiet. Si j’avais été sommé de faire le point, à ce moment, j’aurais dit que j’éprouvais seulement un gros besoin d’essence. D’avoir pas mal d’essence devant moi, dans un pays bien équipé en stations. On a raccroché en se disant qu’on se rappelait. Et c’est un peu plus loin, à Murol, que je me suis arrêté pour prendre un café.

C’était un petit établissement d’angle, avec deux tables sur le trottoir. Entre les rares voitures qui passaient, on entendait le bruit d’un torrent. Un type est venu s’asseoir à l’autre table, il a commandé un café. Pendant un moment, il n’y a eu que lui et moi dans ce coin de village. Je me suis demandé s’il entendait le bruit du torrent, s’il l’écoutait. Il avait l’air passif. Il n’avait pas de bagage avec lui, pas de porte-documents, pas de sac à dos, il était habillé de façon neutre, comme moi — j’étais parti un peu vite. Je me suis dit qu’il devait sortir de sa voiture, lui aussi. Il avait le nez gros, l’œil aiguisé, de temps à autre il se passait un index sur les lèvres, à l’horizontale. La cinquantaine, peu de mâchoire. J’ai tenu un quart d’heure comme ça, puis c’est devenu insupportable.

C’est au moment où j’allais me lever pour quitter le café qu’il m’a adressé la parole. Il m’a demandé si j’étais de passage. Ç’aurait pu être le mot que je cherchais, si je l’avais cherché, je lui ai répondu que oui. En vacances ? a-t-il enchaîné. Je n’allais pas discuter de ça. J’ai dit aussi que oui. Je ne savais trop si je devais lui retourner toutes ces questions. Puisqu’il me l’avait demandé, il ne devait pas, lui, être de passage. Peut-être en vacances. J’ai dit et vous ?

J’ai eu toutefois une petite frayeur. Que ce soit long. Que ça me retarde. J’habite à Blège, m’a-t-il dit, à quinze kilomètres d’ici. Je suis en vacances mais je ne pars pas. Je viens d’apprendre que je suis recalé au bac. (Il a fait un geste de la main.) Je sais. J’ai une vieille histoire avec ça.

Il ne l’avait visiblement pas dit à tout le monde. J’appréhende de rentrer chez moi, a-t-il enchaîné. Je me sens nul, vous voyez ? Oui, ai-je dit, je vois, mais ça n’a rien de honteux. Je l’ai raté aussi, à l’époque.

Il avait l’air extrêmement songeur. Comme s’il revoyait passer devant ses yeux l’entièreté d’une matière. J’ai pensé à la géographie, qui n’a jamais été mon fort. Je lui ai demandé s’il vivait seul. Oui. Pas d’enfants ? Non. Il avait tout de même peur de rentrer chez lui. C’était presque pire. Une sorte d’effet de miroir, ou de mise en relief. Il m’a parlé de ses meubles. Il craignait de retrouver ses meubles. Je lui ai demandé, un peu pour causer, si ses meubles avaient quelque chose de spécial. Je ne crois pas, a-t-il dit. Mais il faudrait que j’en change. Il s’est fait un silence, ici, et je lui ai dit que je comprenais. Je ne sais pas du tout quoi faire, a-t-il dit. Mais je ne veux pas vous ennuyer. Vous ne m’ennuyez pas, ai-je dit. Vous devriez vous représenter l’année prochaine. Et ignorer vos meubles. (Derrière notre conversation, j’entendais toujours le bruit du torrent.) Ou alors, me suis-je repris, vous vous refaites un bureau. Vous avez un bureau ?

Il en avait un. Je crois que j’avais touché juste. Il m’a remercié. De l’avoir écouté, surtout. Il s’est levé. A voulu m’offrir mon café. J’ai refusé fermement. Vous vous y mettez, hein ? lui ai-je dit comme il partait. Il a hoché la tête. C’est moi qui me sentais mal. J’ai espéré qu’il n’aille pas se pendre. J’étais déprimé. Ça a duré quelques minutes, je n’arrivais pas à repartir. J’ai appelé la serveuse pour régler. C’était une personne que je n’avais pas pris le temps d’observer en arrivant. Une grosse personne jeune avec de la finesse dans les traits. Elle ne souriait pas. Il m’a semblé qu’elle cherchait à le faire. Loin dans le regard. Je n’ai pas insisté.

J’ai payé et j’ai repris le volant en direction de La Bourboule. En roulant, je me suis approché d’un paysage que je n’hésiterais pas aujourd’hui à qualifier de grandiose. Des rotondités plus vertes, plus hautes, des eaux roulantes en contrebas. Je passais sous des tunnels, longeais des vides dont je ne voyais pas le fond.

— Christian Oster, Rouler