J’étais à l’époque supposé rejoindre une base scientifique où m’attendaient, outre quelques consultants à mission courte comme moi, un noyau d’experts sylvicoles détachés par le Forest Institute of Malaysia et le WWF, mais je n’étais jamais arrivé jusqu’à cette base. La jeep qui devait m’y amener, conduite par un jeune guide, s’était arrêtée là où la route s’interrompt, après quoi nous restaient quelque trois kilomètres de marche à travers la jungle. Il était sept heures du matin, et, constatant qu’une piste étroite mais bien marquée se profilait, que je n’aurais qu’à suivre flanqué de mon paquetage, j’avais renvoyé le guide et sa jeep, excité à la perspective de parcourir seul ces trois kilomètres. Moyennant quoi vingt-quatre heures plus tard il y avait tout lieu de penser que j’étais porté disparu. Je me souviens que si les cinq cents premiers mètres n’ont posé aucune difficulté, marqués par de fréquents arrêts au cours desquels je notais sur papier tout ce que m’inspiraient l’extravagance du décor et son ahurissant bruitage, vint ce moment déconcertant où la piste cessa tout simplement d’exister. Ce fut soudain une végétation refermée sur elle-même, grimpante, rampante, tout en torsions, nœuds et enchevêtrements, mais devant quoi je ne voulus pas m’inquiéter. Sous une caverne de feuillages j’avais en effet cru distinguer la suite de la piste, quelque chose comme une veine sinueuse sur laquelle je m’étais engagé et dont, à demi courbé, je suivis quelque temps le mince méandre. Assez vite la luminosité au sol devint quasi nulle et je dus sortir de mon sac la lampe électrique, seul accessoire dont je m’étais muni, hormis un couteau emprunté à l’hôtel avant mon départ et qui jusque-là n’avait sans doute servi qu’à beurrer des tartines. Je fus néanmoins soulagé d’avoir ce couteau avec moi et je continuai à avancer, lentement et bouche fermée pour faire barrage aux insectes, en me fiant aux trouées de lumière qui, comme les lampes des ouvreuses de cinéma, faisaient de brusques et zigzagants scintillements filtrant à travers le couvert des arbres. Je ruisselais dans mes vêtements imbibés de sueur, et dans cette sueur il commençait certainement à y avoir de la peur. Le sol grouillant de sangsues était gluant d’une végétation en décomposition sur laquelle je dérapais, mes chevilles se prenaient dans les lianes, des lézards volaient, et plusieurs fois je vis détaler sous mes pieds un crapaud cornu posté là en embuscade. Guettant les serpents, je repensais aux lectures que j’avais faites avant mon départ, qui, si elles laissaient envisager un environnement hostile, ne m’avaient toutefois pas fait anticiper une telle férocité. Je me souvins aussi avoir entendu quelque chose à propos des sangliers, et de la boue dont il convient de se couvrir le corps pour échapper à leur flair, puis je me mis à penser au paludisme. Tout à coup, je fus face à une côte. Et deux heures plus tard, au prix d’innombrables acrobaties, au sommet de cette côte. De tous côtés je vis alors une étendue de verdure moutonnante évoquant d’énormes têtes de brocolis serrées les unes contre les autres et frôlées par des îlots de brouillard. Mais pas trace d’humanité. Peut-être, dans les lointains, un vague bruit d’eau. Je crois que j’appelai. J’appelai notamment Skelton, un Anglais que j’avais rencontré la veille au bar de mon hôtel. Cet appel, qui résonna de façon absurde dans le paysage, ne pouvait que témoigner d’un début de panique car Skelton, outre qu’il ne m’avait pas fait grande impression, devait à cette heure être tranquillement accoudé au bar de l’hôtel où il passait ses journées. J’attendis là un moment, agitant à tout hasard ma lampe dans le vide brumeux, jusqu’à ce qu’une pluie s’abatte brutalement sur tout et me fasse faire précipitamment demi-tour. De sorte que je redescendis par là où j’étais monté, m’agrippant aux lianes, ne cessant de déraper, arc-bouté à la pensée de la route bitumée et d’une jeep, n’importe quelle jeep, qui se trouverait là pour me ramener à l’hôtel. J’étais glacé, mes mains et mon cou saignaient, lacérés par la multitude de piquants qui saillaient de chaque plante, y compris de la plus innocente fougère. Je dus marcher encore quelques heures, la peau en feu mais grelottant, les doigts agrippés à mon couteau, puis vint le moment où je me sentis m’affaler sur le sol détrempé, et celui où je m’y allongeai, après quoi je ne fis plus que regarder la pluie ruisseler le long des troncs d’arbres.
— Véronique Bizot, Un avenir