Le pays s’installait dans le froid. Le gel bleu, comme on disait, pouvait durer trente à quarante mois. On hibernait.

Chacun, dans dans conditions plus ou moins précaires, s’efforçait de survivre, en économisant ses forces. Portes et volets, dans les maisons, restaient clos ; la salle du café était déserte ; jusqu’aux douaniers qui avaient renoncé à leurs tournées d’inspection. Couverts par le règlement, ils « gardaient » la maison communale. En fait, ils faisaient chambre commune — et apparemment bon ménage — dans la salle du Conseil, avec leur vache. Tous les oiseaux qui devaient mourir étaient morts. Plus un bruit ne venait troubler le silence de la vallée, saisie dans son corset de glace.

Siméon, pour sa part, demeurait, à longueur de semaines, pelotonné sur sa couche, quasiment enroulé autour de son chat endormi. Bon gré mal gré, il s’accommodait.

Les premiers temps, il avait essayé de lutter. Résolu à mettre à profit la longue stagnation de l’hiver, il s’était efforcé d’écrire à l’abri de sa couverture. Il avait noté d’abord quelques réflexions et résolutions dans son Journal, mais en l’absence de tout événement, ses pensées se faisaient rares et, comme il se le disait à lui-même, « ne méritaient pas l’insertion ».

Dans un effort suprême, il avait réussi un jour à transcrire sur une feuille vierge la première phrase du livre qu’il voulait écrire, telle à peu près qu’il l’avait depuis des mois dans les oreilles : « Alleluia ! Crucifixus ! Eleïson ! jura le maître du camp, en frappant violemment ses leggings de son fouet. »

Sur la planche dure et rugueuse de son lit, en traçant au crayon les trois points d’exclamation, il avait déchiré la feuille de papier drelin. Il avait eu tant de mal à tracer ses lettres que cette seule phrase occupait une page entière — et elle était à peine lisible. « Je n’aurai jamais assez de papier », calculait-il. Le lendemain, poursuivant son effort, il biffa l’adverbe « violemment » — par économie et parce qu’il ne lui plaisait plus. La rature, à nouveau, déchira le papier. Comble d’infortune : en rayant le mot, dans sa rage, il avait cassé la mine de son crayon. Il lui fallut plusieurs jours pour ronger le bois et remettre à nu la plombagine.

La semaine suivante, il se reprochait l’emploi du mot « leggings ». « Ce n’est pas possible, se disait-il : trois « g » dans un seul substantif ! j’ai déjà un « x » dans « Crucifixus » et le i tréma de Eleïson… Quelle munificience ! Moi qui prétends écrire pour les pauvres ! »

Il froissa sa feuille en boule et la jeta.

Peu après, il fit une nouvelle tentative sur une nouvelle feuille. « Alleluia ! Eleïson ! » écrivit-il. Ses doigts étaient engourdis par le froid. C’est à peine s’il pouvait tenir son crayon. Les lettres, et pas seulement les majuscules, étaient énormes et biscornues. Les deux mots remplissaient toute la page ; les points d’exclamation avaient déchiré le papier.

Il n’alla pas plus loin. Il se remit en boule sous sa couverture et la feuille tomba sur le sol, au pied du lit. Elle y est encore.

Aux historiens, aux archéologues qui viendraient un jour à découvrir ce manuscrit dans la vallée, je me permets de dire : « Attention. Dans l’esprit torturé de Siméon, le mot Alleluia ! le mot Eleïson ! n’étaient pas des mots d’espoir, c’étaient des jurons, des insultes peut-être… »

— Maurice Pons, les Saisons