Toute ma vie, j’ai ressenti le besoin de posséder un espace privé, inviolable, où personne ne pourrait entrer. Jusque dans le mariage, j’en ai bien peur, j’ai toujours éprouvé le besoin de garder par-devers moi quelque chose que je ne partagerais jamais – avec quiconque et pas davantage avec ma moitié. Non que j’aie jamais essayé de tromper Lydia, ou souhaité le faire, mener une double existence, me lancer dans une passion clandestine ou une transaction financière douteuse. J’avais seulement besoin d’un espace physique et émotionnel qui me fût propre, et inaccessible au reste du monde. (p. 18-19)

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Quand, en fin de compte, m’armant de courage, je reprenais mes pinceaux pour démarrer un autre tableau, chaque nouvelle aventure était, selon l’expression de T. S. Eliot, un nouveau départ et un nouveau genre d’échec. (p. 20)

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Savoir que ma séance devrait être écourtée sans que soit mené à son terme son cours naturel me déstabilisait, nuisait à ma concentration et bridait mon imagination. (p. 22)

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Curieusement, mes premières pensées ne vont pas à Lydia, qui, à l’heure qu’il est, doit être folle d’inquiétude, car je suis un époux consciencieux et ponctuel, très prévisible. Hormis une seule décision impulsive, il y a des années de cela, quand j’ai refusé l’invitation que me faisait Embeth de quitter le pays avec elle, le calcul et la préméditation ont toujours régi mon existence. (p. 40-41)

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Peut-être l’étrangeté ne se trouve-t-elle pas dans ce lieu mais en moi-même (p. 48)

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Les histoires ne sont pas forcément toujours pareilles, explique Sarah. C’est bien de ne pas savoir ce qui va arriver. (p. 52)

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Seigneur, ça te ressemble tellement ! lâche-t-elle dans un accès de colère non dissimulée. Tu es toujours tellement raisonnable. Et si la vie n’était pas faite pour être raisonnable ? La vie, on doit la vivre, pas la discuter, pas la penser ! Quand nous nous sommes rencontrés, tant de choses n’étaient pas raisonnables. L’amour. La joie. La folie. (p. 59)

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Il me fallut longtemps pour m’adapter à cette nouvelle phase de mon existence. Mais ce qui est curieux dans le fait de savoir qu’Embeth ne pouvait en faire partie, c’est que je ressentis une sorte de soulage-ment. Au tréfonds de moi, quelque chose s’était fermé pour de bon. Pour de bon ou pour de mal. Quelque chose demeurerait à jamais inassouvi, non concrétisé, impensable. Mais j’étais, en même temps, libre. D’aller de l’avant. Quoi qu’il y eût devant. (p. 102)

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Ni l’un ni l’autre, nous ne connûmes vraiment le bonheur par la suite. Je ne vis plus qu’en de très rares occasions, plutôt anodines, les signes de son tempérament délicieusement déraisonnable, de sa passion incontrôlable ; le mariage semblait la brider, la restreindre, réfréner son exubérance naturelle – en anticipation de la maternité. Et moi… ? Je m’installai tout bonnement dans la routine du mariage. Le vieux rêve d’abandonner l’enseignement et de peindre à temps plein était constamment reporté aux calendes grecques – non plus parce qu’il était jugé, comme Nelia et ses parents l’avaient fait, indigne et excessivement romantique mais parce que je ressentais désormais la nécessité de subvenir aux besoins de mon épouse, pas de fuir la réalité. Pourtant, jamais plus je n’eus l’impression d’être libre. J’avais pris une décision, mais sans aller jusqu’au bout de ma liberté. Je n’arrivai jamais « de l’autre côté » de quoi que c’eût pu être. Je ne pourrais jamais espérer mieux qu’un entre-deux. Ce qui était mieux que rien. Non ? (p. 106)

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De mon côté, j’étais content de la soutenir tant que je pouvais laisser ouverte la porte dérobée de mes propres ambitions. (p. 107)

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J’observai la différence chez Lydia, ses yeux verts perdirent même leur étincelle ; nous nous mîmes tous deux à combler le vide avec des activités nouvelles, des obligations sociales, l’argent. J’appris à peindre selon les goûts du marché. Lydia accepta des contrats qui avaient de moins en moins de rapport avec la communauté, de plus en plus avec l’augmentation de sa propre visibilité comme architecte.

Je ne crois pas que ça gênait effroyablement. Peut-être était-ce d’ailleurs le pire ? Une « vie agréable », un « mariage réussi ». Bref, la sécurité. (p. 107-108)

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Elle éprouvait alors la sensation que sa foi des premiers temps s’était érodée, effritée. À partir de quoi, elle avait ressenti le besoin, de plus en plus urgent, de trouver d’autres formes de sécurité. Dans son travail, dans le mien, chez des amis. Elle était devenue quasiment paranoïaque dans sa hantise de l’imprévisible. La folie, la liberté, l’extase des premières années s’étaient peu à peu muées en terreur des choses qui autrefois faisaient que la vie était digne d’être vécue. (p. 108-109)

— André Brink, la Porte bleue (trad. Bernard Turle)