À plusieurs reprises j’ai essayé de démontrer à ma tante Solange pourquoi elle avait tort de croire que Dieu existe autrement que sous la forme d’un mot, mais elle n’a jamais voulu entendre mes explications et m’a régulièrement accusé de parti pris ou de sophisme, malgré les preuves irréfutables que je lui apportais. Ainsi, je lui ai fait valoir que le Dieu des religions monothéistes a été inventé très tard dans l’histoire de l’humanité, bien après l’écriture qui représente une condition de sa création. Il aura fallu que les humains perfectionnent beaucoup leur mode de vie, sortent de la précarité et du nomadisme, abandonnent la cueillette pour la récolte et la chasse pour l’élevage, inventent le temps libre, et emplissent leurs loisirs fraîchement découverts de grivoiseries, de jeux et de controverses. J’imagine de vieux juifs très espiègles et lassés des potins comme des tournois d’osselets, qui se seront lancé le défi d’inventer le mot le plus imprononçable que leur langue permettait d’écrire. Ils auront tâtonné jusqu’à trouver le tétragramme désignant une fiction à laquelle ils auront prêté des propriétés aussi inimaginables que son nom : infinie, immortelle, incréée, ubiquitaire, omnisciente, toute-puissante. Alors ils auront constaté qu’ils venaient de créer, en même temps qu’une pépite poétique, une inépuisable matrice conceptuelle. S’étendait devant eux le domaine enchanté du négatif ouvrant à la philosophie des territoires encore totalement vierges : le non-être, le non-soi, le non-blanc dont on peut se demander jusqu’à la fin des temps si c’est le noir ou autre chose, et la non-vie qui nourrit des interrogations analogues sur la minéralité, le jadis et la mort. Je sens d’instinct que ce petit jeu les amusait au plus haut point et leur donnait envie de revenir palabrer le soir, une fois les chèvres traites et les outils rangés, pour explorer plus avant les fonctions heuristiques de leur tétragramme fondateur. Ils en arriveraient même à postuler que les signes du tétragramme étaient en eux-mêmes des êtres purement négatifs, opérant dans un strict jeu d’oppositions entre eux et totalement disjoints du réel. Mais par malheur quelque faux savant, prenant appui sur ces spéculations audacieuses, aura sans doute suggéré que le négatif du négatif produit nécessairement un positif. Alors un esprit faible, donnant crédit à cette fantaisie et cherchant par tous les moyens à calmer la tourmentante question du sens de la vie, en aura déduit contre toute raison que ce mot imprononçable existait bel et bien quelque part et que ce devait être dans le ciel. Ramenant par la bande un animisme immémorial, il aura poussé jusqu’à prétendre que ce mot imprononçable pourrait se fâcher s’il se sentait désavoué. À partir de quoi on lui inventerait un visage, une barbe, des pouvoirs et des sentiments, disputerait pendant des millénaires pour savoir si la mère de son fils l’avait ou non conçu dans l’étreinte, s’il avait créé le mal en même temps que le bien, si sa miséricorde était gratuite ou à vendre, et mille autres questions aussi oiseuses justifiant qu’on allume des bûchers, vende le salut de l’âme au prix fort et défenestre les mal-pensants. Hélas, ma tante Solange a pris une fois pour toutes le parti de l’esprit faux contre les espiègles : elle peut jurer, comme si elle en avait été témoin, que Moïse a gravé la tablette rapportée du Sinaï sous la dictée d’une voix céleste, que le type surpris en grande conversation avec Marie était bien un ange, et que l’éternité s’accorde avec le temps monnayable du purgatoire. À la fin de chacune de mes démonstrations, elle me répond de sa voix la plus suave que c’est aux chrétiens une occasion de croire que de rencontrer l’incroyable, blague de Montaigne qu’elle prend dramatiquement au sérieux et qui la décharge de tout effort d’argumentation. De toute façon, il est bien difficile de discuter avec ma tante Solange, persuadée que les avions peuvent s’immobiliser en plein ciel lorsqu’il leur faut laisser passer un vol prioritaire, et certaine d’avoir elle-même vécu cette situation lors d’un atterrissage de nuit.

— Emmanuel Venet, Marcher droit, tourner en rond