L’enfance la plus misérable qui puisse être fut celle d’Alexandre Aftalion. Cela avait été dans une bourgade qui se trouvait à une centaine de kilomètres de Sofia qu’il était né. Quatre garçons et deux filles emplissaient déjà de cris la masure de ses parents. Seuls grandissaient les enfants à qui une constitution robuste permettait de supporter les privations et les rigueurs du climat. Sa mère, quelques semaines après la naissance de son fils, n’eut plus de lait. Des farines à l’eau, pleines de grumeaux, alimentèrent Alexandre. Elles cuisaient dans une casserole de fer, la même pour toutes les pâtés, enduite d’une croûte solide et sillonnée à l’extérieur de traînées sèches. Hiver comme été, Alexandre était vêtu d’une espèce de sac d’où, par des ouvertures, sortaient ses membres. Jusqu’à six mois, il pleura presque sans interruption. Mais personne ne s’en souciait si bien que, par entêtement, ses pleurs dégénéraient en accès colériques, puis en des convulsions qui duraient tant que ses forces ne le trahissaient point. À la fin, il s’évanouissait. Tout seul, soit sur la paille de l’étable, soit sur des hardes, il revenait à lui. Ses mains battaient l’air. Un léger tremblement l’agitait. Avec une expression d’étonnement, il cherchait au-dessus de lui un visage familier. Puis, brusquement, il poussait des cris de terreur. Ses doigts aux os encore tendres se crispaient. Comme chez les enfants qui ont grandi seuls, que personne n’a préservé des tics, auxquels on n’a pas répété sans cesse : « Ne fais pas de grimaces », un coin de sa bouche se tordait, rappelant d’un seul coup de quelle chair fragile il était fait. Des veines, dont la grosseur frappait dans un corps si neuf, sillonnaient son front. Et il retombait en convulsions. À la longue, comme on ne s’inquiétait pas de lui, ses crises s’espacèrent. Couché sur le dos, il regardait le ciel, durant des heures, de ses yeux tristes. Les mouches couraient sur sa peau sans qu’il pleurât. La froid et la chaleur le laissaient indifférent. Ses traits fripés, ses gestes où n’entrait aucune grâce et qui s’achevaient comme ceux d’un homme, faisaient songer à quelque nain vieilli. Quand il pleurait, on eût dit des lamentations douces et monotones. Sans défense sur la terre, il semblait attendre une délivrance du ciel. Des chiens le léchaient, se couchaient le long de son corps ou sur sa poitrine. Il ne les craignait pas. Machinalement, il jouait avec eux et, quand leur poids le gênait dans sa respiration, se défendait, les repoussait sans crier, n’attendant un secours que de lui-même. Son premier sourire, personne ne le vit. Étendu sur un grabat, mangé de vermines, il s’était soulevé. Ses yeux s’étaient soudain portés vers une fenêtre où le ciel était bleu et un sourire, à peine perceptible, aussi léger qu’un souffle, avait erré sur son visage maigre et sale. Plus tard, on se butta contre lui partout. Il se déplaçait à quatre pattes, avec une agilité extraordinaire, allant ainsi aussi vite que s’il eût couru et ce ne fut que quelques années après qu’il se décida à marcher, non sans que, longtemps encore, au moindre fait imprévu, il ne se remit à terre. Il mangeait ce qu’il trouvait, suçait des pierres, buvait de l’eau croupie. Quand sa mère le surprenait, elle le frappait tellement que plusieurs fois elle le laissa sans connaissance sur le sol. À la suite de ces brutalités, des querelles furieuses éclataient entre ses parents. Les enfants se sauvaient. Durant des heures, la masure retentissait d’injures. Finalement on allongeait Alexandre sur une sorte de lit et son père lui jetait à la figure des terrines d’eau.

— Emmanuel Bove, la Coalition