Il parlait avec précipitation et je ne tentai pas de l’arrêter. J’avais les épaules appuyées contre l’épave de mon vapeur, hissé sur la berge comme la carcasse de quelque énorme animal fluvial. L’odeur de la boue, de la boue des premiers âges, remplissait mes narines ; la noble tranquillité de la forêt primitive était devant mes yeux, et il y avait des taches luisantes sur l’eau noire de la crique. La lune avait répandu sur toutes choses une mince couche d’argent, sur l’herbe raide, sur la boue, sur la muraille de végétation entrelacée qui jaillissait plus haute que la muraille d’un temple, sur le grand fleuve lui-même, dont par une brèche obscure, je voyais couler étincelant l’ample courant sans murmure… Tout était grand, attentif, silencieux, cependant que cet homme se répandait en paroles sur lui-même. Et ce calme sur le visage de l’immensité qui nous regardait, je me demandais si c’était une supplication ou une menace. Qu’étions-nous pour nous être fourvoyés là ? Allions-nous soumettre cette chose muette ou être soumis par elle ? Je sentis combien énorme, démesurément énorme était cette chose qui ne pouvait parler et peut-être était sourde aussi. Qu’y avait-il en elle ?

— Joseph Conrad, le Cœur des ténèbres (trad. André Ruyters)