Un jour, je ne serai plus là et plus personne ne fauchera le pré, alors le sous-bois gagnera du terrain puis la forêt s’avancera jusqu’au mur en reconquérant le sol que l’homme lui avait volé. Quand mes pensées s’embrouillent, c’est comme si la forêt avait commencé à allonger en moi ses racines pour penser avec mon cerveau ses vieilles et éternelles pensées. Et la forêt ne veut pas que les hommes reviennent.

Au cours de ce second été, je n’en étais pas encore là. Les frontières étaient encore très nettes. Il m’est parfois difficile, en écrivant, de maintenir la séparation entre mon moi ancien et mon moi nouveau, ce moi nouveau dont je ne suis pas sûre qu’il ne soit lentement aspiré par un nous plus grand que lui. Mais déjà à cette époque, le changement se frayait une voie. L’alpage en était responsable. Dans le silence bruissant de la prairie, sous le ciel immense, il m’était presque impossible de rester un moi unique et séparé, une aveugle petite vie entêtée qui refusait de se fondre dans la grande communauté. Autrefois j’avais tiré toute ma fierté d’être une telle vie, mais sur l’alpage cette vie m’apparaissait misérable et ridicule, un néant bouffi d’orgueil.

— Marlen Haushofer, le Mur invisible (trad. Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon)

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