Le temps était gris. Le propriétaire de l’hôtel se tenait dans le couloir. Toujours soucieux de perfectionnement, il se demandait, devant la cloison d’un petit bureau, si en la supprimant on ne risquait pas d’endommager les murs attenants. D’habitude je m’arrêtais. J’étais le seul locataire qui manifestât de l’intérêt pour toutes ces questions. Il ne se doutait pas que c’était pure gentillesse de ma part. Il croyait – je me demande d’ailleurs comment il pouvait se faire un telle illusion – que j’attachais autant d’importance que lui aux embellissements de l’hôtel. « Lorsque cette cloison sera enlevée, me dit-il, le hall sera plus grand. » J’étais tellement absorbé par mes soucis que jamais préoccupation étrangère ne me laissa aussi froid. Je répondis à peine. Mais dès que j’eus fait quelques pas dans la rue, j’éprouvai un sentiment extraordinaire. De la crainte. C’était de la crainte. Il venait de m’apparaître que j’allais payer chèrement mon indifférence, que le Ciel ne me manquerait pas. Et je faillis revenir sur mes pas.

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Les journées se succédaient, pareilles, depuis quatre ans, quatre années. Comment avais-je pu laisser le temps s’écouler ainsi ? Comment avais-je pu renoncer à toute dignité ? J’en étais arrivé à passer des quatorze heures, des seize heures au lit, à me laisser surprendre devant mon lavabo par les cloches et les carillons de midi. C’est incroyable.

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Quelle singulière destinée que la mienne ! Je pensai à une image qui, ce dimanche soir, me parut s’adapter exactement à moi. N’étais-je pas ce coureur, supérieur aux autres, à qui on inflige un handicap et qui ne le remonte pas, qui arrive sixième par exemple ?

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Toutes mes habitudes m’attendaient. Elles m’avaient suivi dans cette chambre. Elles sont devenues, chaque année, plus nombreuses. Il suffirait pourtant de si peu de choses pour que je pusse m’en libérer. Il suffirait d’un événement qui me soustrairait à la vie quotidienne.

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Trois jours s’écoulèrent. Ils me semblèrent interminables. Rien ne m’irritait autant que d’attendre. J’avais attendu, dans ma vie, trop d’événements, des événements ne devant se produire qu’au bout de mois, d’années même. Ce temps était révolu. Je n’attendais plus rien ni personne. Je ne faisais plus de projets. Je ne donnais plus de rendez-vous.

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Je trouvais agréable les relations qu’on se fait dans la vie journalière, mais à la condition qu’elles ne dépassent pas la simple camaraderie.

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Allais-je poser ma main sur la sienne, malgré mon dégoût ? Durant quelques instants, je me le demandai. J’avançai ma main. Ma voisine eut un brusque mouvement de recul. Un comble. C’était moi qui la dégoûtais !

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Un homme comme moi n’atteint pas le milieu de la vie sans traîner après soi ses victimes. Un homme comme moi est faible. Mes victimes ! Suis-je donc un bourreau ? J’avais souffert. Je souffrais. Aujourd’hui je souffre toujours. Le mal que j’ai fait a pourtant toujours été réparable alors que celui qu’on m’a fait… Je n’ai rien demandé à l’existence d’extraordinaire. Je n’ai demandé qu’une seule chose. Elle m’a toujours été refusée. J’ai lutté pour l’obtenir, vraiment. Cette chose, mes semblables l’ont sans la chercher. Cette chose n’est ni l’argent, ni l’amitié, ni la gloire. C’est une place parmi les hommes, une place à moi, une place qu’ils reconnaîtraient comme mienne sans l’envier puisqu’elle n’aurait rien d’enviable. Elle ne se distinguerait pas de celles qu’ils occupent. Elle serait tout simplement respectable.

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Ah ! qu’il serait doux de partir sans argent, sans but, vers notre perte, plutôt que de continuer à vivre dans la dégradation !

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J’avais cru que plus jamais je n’agirais sur un coup de tête. N’était-ce pourtant pas un coup de tête qui m’avait conduit ici ? Soudain je sentis sous mes aisselles plusieurs coulées distinctes de sueur. Il venait de m’apparaître qu’il s’était passé quelque chose pour que je fusse là, que mes craintes n’étaient pas, comme j’avais cru au fond de moi-même, exagérées.

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Mes lèvres étaient restées entrouvertes. Je n’avais pas remué un doigt. Je sentais que tant que je gardais ma raideur cataleptique, j’étais excusé de ne pas répondre, j’étais censé demeurer sous le coup de l’injure. Mais il m’apparut bientôt que je ne pouvais conserver cette attitude indéfiniment. Je devais réagir. Que faire ? Dans mon impuissance de trouver un mot, un geste, je me mis à trembler.

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Je rentrai à l’hôtel. Il y avait des roses dans le bureau. Je m’arrêtai pour les regarder et les sentir. « Je suis un misérable ! » Était-ce possible ? J’avais rarement été injurié dans ma vie, mais chaque fois que cela m’était arrivé, j’en avais tiré un enseignement salutaire. « Je suis peut-être misérable. »

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— […] Vous m’inspiriez de la pitié. Vous ne m’en inspirez plus, mais plus du tout. Depuis quatre ans, je vous vois vivre. Je croyais, comme n’importe qui l’aurait cru à ma place, que vous étiez une victime de la fatalité, que vos malheurs venaient de la méchanceté du monde. Je le croyais sincèrement. Aujourd’hui je comprends que personne n’est responsable de vos malheurs, qu’ils viennent de vous-même. En assurant votre existence, je vous rends un mauvais service, je vous empêche de lutter contre vos défauts. Il y a quelques semaines encore, je pensais que vous aviez à cœur de vous libérer de la tutelle sous laquelle vous viviez. Quelle naïveté ! Vous vous êtes installé dans un petit hôtel du Quartier latin, à croire que des souvenirs vous attachaient à ce quartier, et vous attendez. Quoi ? Personne ne le sait. Vous allez à gauche, à droite. À trente-huit ans, en pleine santé, vous vivez comme un vieux monsieur et quand vous entrevoyez que cette existence peut cesser, vous perdez la tête. Eh bien, elle doit cesser, je vous le dis dans votre intérêt. Écoutez-moi, Jean, il faut que vous ayez la force de préférer la plus affreuse misère à une pareille existence. Faites-le au moins pour moi.

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L’autre jour, il m’avait crié que j’étais un misérable. Il le pensait tout à l’heure en discourant. Mais il se trompe. Je ne suis pas un misérable.

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Je me vis dans ma chambre de la rue Casimir Delavigne, inoffensif, solitaire. Je m’y étais installé pour un mois. Quatre ans s’étaient écoulés. Je n’avais fait aucun mal. Sans ambition et sans désir, je n’avais même pas eu l’occasion de nuire. Et pourtant la vie continuait à me frapper comme par le passé. La cadence seule était changée. J’eus peur. De quoi ? Je ne le savais pas.

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Qu’allais-je devenir ? Quand les effets d’un événement ne se produiront que plus tard, quand ce qui vient de se produire n’est pas le malheur mais les circonstances qui le rendent inévitable, on éprouve un soulagement. Il semble que nous allons profiter de la liberté d’esprit que nous venons de recouvrer. Nous allons prendre des décisions. Nos ennemis ne peuvent plus rien contre nous. Nous ne sommes déjà plus l’homme qu’ils ont vaincu, mais un autre. Ces réflexions me tranquillisaient-elles ? Oui et non. Je n’avais encore jamais éprouvé un tel sentiment d’impuissance. Quand tout s’écarte de nous, nous nous recueillons et nous nous demandons dans quelle mesure nous sommes responsables de ce qui nous arrive. L’heure de payer mes fautes avait-elle sonné ? Peut-être notre rupture me serait-elle profitable. Tout ce que je possédais en ce monde était un abri. Encore fallait-il que chaque moi je réglasse la note du propriétaire, une note où figuraient les thés pris et oubliés, des dix pour cent, à laquelle étaient épinglées des pages arrachées d’un carnet de blanchisseuse. Serais-je encore en mesure de conduire ma vie ?

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Parfois je m’arrêtais, je regardais autour de moi. J’étais l’habitant de cette chambre ennuyeuse. J’y revenais chaque fois que je sortais. Et si un jour je n’y revenais pas ! Imaginons cela. Pendant une semaine peut-être, personne n’oserait toucher à mon linge, à mes objets personnels. On respecterait mes affaires. On se souviendrait de toutes mes particularités physiques, et non de mon insolvabilité. Ma personnalité, si vague jusqu’alors, prendrait du relief. Que n’en était-il ainsi, moi présent !

Jusqu’alors, les événements de ma vie s’étaient enchaînés les uns aux autres. Une foule de liens – dont certains, il est vrai, ne tenaient presque plus – me rattachaient au passé. Mon isolement, quoique très grand, n’était pas comparable à celui d’un réfugié. J’avais, par exemple, perdu de vue ma mère depuis des années. Je pouvais la rencontrer. Quelques mots eussent suffi à lui faire comprendre comment et pourquoi j’habitais rue Casimir Delavigne. Mais demain, lorsque je serais contraint de quitter l’hôtel, sans bagage, sans pardessus peut-être, qu’adviendrait-il ? Je repris courage en songeant que ces mêmes réflexions, je me les étais faites à tous les moments décisifs de mon existence. N’avais-je pas, chaque fois, retrouvé cette continuité dont la perte m’effrayait tant ?

Je me remis à arpenter la chambre. J’étais épuisé comme si j’avais parcouru des kilomètres (peut-être les avais-je parcourus), et pourtant je n’avais qu’à m’asseoir. M’asseoir dans une chambre à coucher ! L’unique fauteuil me tendait les bras à chacun de mes passages, mais à la seule perspective de m’y laisser tomber un vertige me prenait, comme si, tournant sur moi-même, on venait de m’arrêter. « Que faire, que faire ? » murmurai-je. J’allumai une cigarette, la trentième. Elles avaient un goût de plus en plus amer, et je fumais toujours. Il était trois heures du matin. Au réveil, le bout de la langue me piquerait. J’avais soif, mais l’eau de ma chambre me dégoûtait. Un instant, j’eus la pensée de sortir. Descendre cinq étages, laisser soupçonner que je reconduisais une femme, puis, quoi faire ? Chercher quelqu’un à qui parler ? Il existe une sorte de solidarité à la fin de la nuit, dans les rues, les cafés. Inviter à ma table un inconnu ? Lui raconter ma vie ? Le temps de ces effusions était passé. L’argent jouait à présent un trop grand rôle dans mon existence. L’inconnu m’aurait demandé de lui offrir à boire, et je me serais trouvé dans cette position qui me faisait tellement peur, celle de seul payeur. J’égarai un œil sur mon lit. Me coucher ? Dormir ? Si je pouvais dormir, demain matin j’aurais recouvré mon état habituel qui était supportable. J’ouvris la fenêtre. Ma chambre jeta une telle clarté sur la maison d’en face que j’éteignis. La rue Casimir Delavigne était déserte. Il me fallait attendre jusqu’au lendemain pour voir des êtres vivants. À la fin, je m’assis dans le fauteuil, je fermai les yeux. La tête me tourna. Je me levai, je recommençai à marcher. Il suffisait que je déplaçasse une chaise pour dégager ma piste. Depuis des heures, je contournais cette chaise, attentif chaque fois à ne pas la heurter. Enfin, je la repoussai. Ô ce geste ! Repousser une chaise pour se faire de la place ! Non, je ne pouvais pas rester ici. Je mis mon pardessus et je sortis.

Je gravis lentement les cinq étages. Je constatais à présent que j’avais un peu trop négligé la réalité. Le temps passe. On est absorbé. On vit sans penser que chacun de nos gestes est porté en compte. Et tout à coup, on s’aperçoit que le mois révolu qui n’a été que tracas coûte aussi cher que s’il n’avait été que joies.

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Jusqu’à présent mes actes avaient été étayés de raisonnements. Le résultat n’avait guère été encourageant. J’étais décidé maintenant à suivre mon impulsion.

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Je m’imaginais que j’avais toutes sortes de droits. J’avais un faible pour l’objection de conscience.

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J’entendais dire constamment qu’il suffisait de frapper à n’importe quelle porte pour obtenir du travail, et je n’en trouvais aucun, qu’il suffisait de regarder une femme pour qu’elle vous parlât la première, et toutes passaient fièrement. 

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Puis je songeai de nouveau à m’engager, dans l’infanterie cette fois (j’avais oublié l’aviation). C’est incroyable, mais je ne pus y parvenir. Je naviguais dans le brouillard. Je me trompais de bureau. Lorsque, enfin, je m’adressais au bon endroit, je n’avais même pas un acte de naissance sur moi. J’écrivis à Cuts. Je ne reçus jamais de réponse, j’en suis absolument certain. J’écrivis à madame Mobecourt sans résultat également. Deux mois plus tard, je m’attendais encore à recevoir des réponses. Je n’osais écrire. Pourquoi ? Quelles étaient donc les idées que je me faisais sur mes semblables, sur moi-même ? Il semble que j’eusse été timide, renfermé, silencieux. Mais non. Je parlais, je parlais trop même. J’étais audacieux, vaniteux. J’avais bâti un roman sur ma vie.

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Germaine me reprochait de plus en plus fréquemment de ne pas accepter, en attendant, n’importe quel travail. Je me rembrunissais alors. Le fait d’être astreint à un travail régulier, simplement pour assurer ma vie matérielle, ne me perdrait-il pas ? N’avais-je pas mieux à faire ? Le désir de reprendre mes études me hantait. Faire du droit, faire de la médecine, cela seul me semblait mériter que je fisse l’effort de sortir du train-train quotidien. Je rôdais au Quartier latin. J’achetais des programmes d’études. Mais c’était tout. Je n’avais pas le courage, ni surtout la force de volonté, de faire plus.

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Je commençais à réfléchir sur les conséquences de mes actes.

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J’ai besoin de changement. Chaque année, chaque six mois, je suis ailleurs. Ce ne sont plus les mêmes gens ni les mêmes maisons. Et pourtant tout est pareil. C’est la même misère. Dans cette misère qui reste et dans ce décor qui change, je découvre peu à peu quelque chose de nouveau. Depuis longtemps je ne grandis plus physiquement, mais je sens que je ne cesse d’apprendre. Au milieu de ma paresse et de mes changements de résidence, je deviens doucement un autre homme. Je ne vieillis pas, je prends conscience de ce qui m’entoure.

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Je n’attache aucune importance à la distinction du meublé et du non-meublé. Cette chambre est meublée. Si j’en louais une qui ne le soit pas, cela me reviendrait moins cher. C’est une folie que cette acceptation, dans la pauvreté, des charges qu’on pourrait éviter. Je ne veux pas m’organiser pour dépenser le moins possible. Le prix des choses m’est égal.

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Ne commettais-je pas une malhonnêteté en me plaignant sans cesse de mon sort alors que je possédais les biens les plus précieux de ce monde : la jeunesse et la santé ?

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Je ne pensais pas à ce que j’avais supporté dans la vie, mais plutôt à ce que j’avais évité.

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Albert Dechatellux, son père, que je n’avais pas vu depuis trois ans, m’interrogea sur mes projets. Je rougis.

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Je rentrais. Enfin je retrouvais la paix. Le dîner, la soirée, le sommeil rendaient tellement lointaine la journée du lendemain. J’avais un répit. Je ne pouvais plus perdre de terrain. La journée terminée, le monde est meilleur. La lutte est interrompue. Ceux qui n’y participent pas ne souffrent plus de leur inaction.

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J’avais ôté mon veston et je me sentais un peu moins pauvre. Je ne rougis pas de ma chambre. Chaque misère a un caractère particulier. Celui de la mienne était de paraître provisoire. Elle semblait ainsi moins laide que les autres. Je demeurais un homme capable de lutter, de me révolter.

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À mon retour, j’éclatai en sanglots. J’avais lassé tout le monde avec mon air de spectateur. À table, j’avais voulu me rattraper. Je m’étais moqué de cet air de spectateur. Puis je m’étais moqué de moi-même.

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J’étais las. Lutter pour s’imposer, craindre continuellement d’avoir déplu, se surveiller, se justifier, se défendre, répondre, que tout cela est fatigant ! Un sentiment de bien-être, de sécurité, de confiance, m’envahit justement au moment où je renonce à cet effort.

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Ensuite, lorsque nous étions seuls, je faisais la leçon à Denise. Et je me sentais vil.

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Il était visible que j’étais aimé malgré mes pensées et mes gestes les plus laids. L’homme que je souhaitais être était vraiment le dernier auquel songeait Denise. Celui qu’elle aimait, c’était celui qui ne méritait aucun amour, c’était moi. Il y avait de quoi me réconforter. Cet homme n’était donc pas si petit ! J’acceptai d’aller à Compiègne. Laissons vivre ce petit homme, laissons-le être heureux. Même petit, il est peut-être plus grand que beaucoup d’autres.

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Pendant qu’elles parlaient, je ressassais dans mon coin de grises pensées. J’avais quitté Paris sans argent. Pas un instant je ne m’étais demandé où je coucherais, comment je rentrerais. Je croyais toujours que les choses s’arrangeraient, même quand c’était impossible.

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Je m’étais fait prier. Je ne voulais pas déranger. Finalement j’avais comme d’habitude cédé. J’allais donc me trouver au milieu de la famille de Denise. Il s’agissait maintenant de ne pas décevoir. Des questions me seraient posées. Denise me rassura. « Tout le monde est très gentil », me dit-elle. Elle croyait que ma présence passerait inaperçue.

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Je ne cédais jamais quand on m’offrait quelque chose dont j’avais envie mais que j’avais déjà refusé.

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À la fin du dîner, madame Dechatellux se leva, vacilla. Il fallait, chez moi, très peu de chose pour que, de prévenant, un geste devînt obséquieux. Mes manières manquaient de naturel. Je le savais. Je me précipitai quand même pour prendre le bras de la vieille dame. Elle me tendit la main. Son mari me jeta un regard étonné. Il n’aurait jamais cru que je me prévaudrais si rapidement de la confiance qu’il m’avait témoignée. Son visage s’obscurcit. J’en vins à me demander si sa femme n’avait pas fait exprès de vaciller, si je ne m’étais pas trouvé en présence d’une de ces ruses innocentes de vieux ménage. La famille était subitement d’une froideur inquiétante. À les voir tous, il semblait qu’ils eussent brusquement un motif de m’en vouloir.

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« Il faut que je me débarrasse de mon amour-propre, qu’il y ait une différence entre l’homme d’aujourd’hui et celui d’hier », murmurai-je. « Il faut que je me détende. Je suis heureux. Je montrerai le changement qui s’est opéré en moi. »

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J’avais l’habitude de me comparer aux autres, et j’étais toujours déçu.

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Quelques jours plus tard, on me tendit un piège. Les portes étaient ouvertes. Il n’y avait aucun secret pour moi. On me traitait comme un membre de la famille. On m’invitait à me détendre, à me sentir en confiance. Là résidait le piège. Car se détendre, se sentir en confiance dans l’intimité d’autrui, est une faute. Cette faute, je la commis.

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Je commençais enfin à me sentir libre. Je venais de découvrir que la plus grande habileté consiste à prendre les gens comme ils sont et à ne pas se creuser la tête pour tâcher de découvrir ce qu’ils pensent vraiment. Puisqu’on me traitait en ami de la famille, je n’avais qu’à me conduire comme tel. Pourquoi ne l’avais-je pas fait plus tôt ? Maintenant que je ne redoutais plus rien, je cessais d’être visé. N’avais-je pas eu raison de mettre au rancart mes susceptibilités, mes craintes, mes inquiétudes, puisque j’en étais récompensé par une profonde satisfaction intérieure ? J’en venais à me demander si vraiment j’avais été en butte à de l’hostilité. Ce n’est pas en essayant de justifier chacun de ses actes qu’on donne une meilleure opinion de soi. Il suffit d’être chaque jour différent. Je ferai aujourd’hui le contraire de ce que j’ai fait hier. Les jugements ne restent ce qu’ils sont qu’autant que nous ne changeons pas.

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Peut-être les Dechatellux avaient-ils, comme moi, le sentiment que la vie n’était pas éternelle, que chaque mois qui s’écoule diminue les menaces qu’elle fait planer sur nous. Quand nous n’aurons plus que quelques années à vivre, elles ne pourront tout de même pas s’abattre toutes sur nous.

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Qu’ils sont privilégiés ceux qui, seuls, ne sont pas différents de ce qu’ils étaient en société ! Je n’avais pas envie de rentrer, d’être encore plus seul.

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Ce fut le lendemain que je reçus le télégramme suivant : Monsieur Dechatellux décédé. Un domestique l’avait envoyé sur la prière de Denise. Pas de verbe. On eût dit que ce malheur ne s’était pas produit la nuit dernière. Monsieur Dechatellux décédé. La veille, j’avais encore échangé quelques paroles avec lui. Ce mot décédé me poursuivait, comme si je devais lui découvrir une différence avec le mot : mort, comme si cette différence trouvée, tout ne serait pas irrémédiablement fini. Mais non. Décédé signifiait mort. Albert Dechatellux était mort.

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Quand donc les actes les plus naturels cesseront-ils de m’inspirer des remords ?

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J’ignorais encore qu’acheter peut être un souci.

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On est toujours pauvre par rapport à quelqu’un.

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Les années passèrent. Le sentiment réconfortant de recommencer sa vie ne dure pas. L’homme n’est pas fait pour supprimer le passé et repartir de zéro. Au lieu de vivre une nouvelle existence, je m’apercevais petit à petit que je continuais l’ancienne.

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Je me décidai enfin à retourner à l’agence de publicité où j’avais travaillé sept ans plus tôt. Denise en avait manifesté plusieurs fois le désir. J’avais toujours tout quitté comme un homme qui ne doit jamais revenir. Et Denise m’avait demandé de faire ce pas en arrière ! Et elle trouvait naturel que je le fisse ! Elle ne soupçonnait pas que cela m’était plus pénible que de me faire embaucher, par exemple, comme manœuvre dans une usine. À ses yeux de personne sans expérience, il ne m’avait fallu vaincre que mon amour-propre. « Il n’est jamais déshonorant, me disait-elle, de demander du travail, même aux gens que nous connaissons. »

— Emmanuel Bove, Mémoires d’un homme singulier