Comment la misère infinie de nos vies est-elle permise ? Pourquoi ressentons-nous la douleur, pourquoi souffrons-nous de maladies, pourquoi avons-nous part aux tourments de la jalousie et de l’amour non partagé ? Pourquoi sommes-nous tant blessés par nos semblables ? Comment a-t-on pu consentir au cancer, comment a-t-on pu lâcher la schizophrénie dans le monde ? Pourquoi les amputations, et qui a permis l’apparition dans notre esprit des appareils de torture ? Pourquoi a-t-on arraché des dents pour arracher des aveux ? Pourquoi les os broyés dans les accidents de la route ? Pourquoi les crashs aériens, pourquoi les centaines de personnes chutant pendant des minutes entières, avec la certitude absolue qu’ils seront brûlés, qu’ils exploseront, qu’ils seront déchiquetés et écrasés ? Pourquoi des hommes morts de faim et enterrés sous des murs qui s’écroulent ? Comment tolérer la perte de la vue, accepter le suicide, vivre près de grands mutilés et d’incurables ? Comment endurer les hurlements des femmes qui accouchent ? Il y a des millions de maladies du corps humain, de parasites qui le dévorent de l’intérieur et de l’extérieur, d’affections de la peau qui suppurent, les occlusions intestinales, le lupus, le tétanos, la lèpre, le choléra, la peste. Pourquoi les supporter passivement, pourquoi passer à côté en faisant semblant de ne pas les voir, jusqu’au jour où – et cela est une certitude – elles nous frapperont à notre tour ? Notre esprit souffre, notre chair, notre peau, nos articulations souffrent. Nous nous couvrons de pustules et de pus, nous nous étouffons dans les glaires et la sueur, les injustices et la tyrannie nous courbent, la vanité et l’éphémère des choses nous terrifient.

Comment sais-je que j’existe si je sais aussi que je ne serai plus ? Pourquoi ai-je accès à l’espace logique et à la structure mathématique du monde ? Seulement pour les perdre quand mon corps sera détruit ? Pourquoi suis-je réveillé la nuit par la pensée que je mourrai, et, assis, en sueur, je crie, je me débats, et j’essaie d’étouffer la pensée intolérable de ma disparition pour l’éternité, de mon non-être pour toujours, jusqu’à la nuit des temps ? Nous vieillissons, nous attendons patiemment dans la file des condamnés à mort. Nous sommes exécutés les uns après les autres dans le plus sinistre des camps d’extermination. Nous sommes d’abord dépouillés de la beauté, de la jeunesse et de l’espérance. Nous sommes enveloppés du costume de pénitent des maladies, de l’épuisement et de l’altération. Nos grands-parents meurent, nos parents sont exécutés devant nous et, soudain, le temps se raccourcit, tu te vois brusquement face au fil de la faux. Alors seulement, tu as la révélation que tu vis dans un abattoir, que les générations sont massacrées et que la terre les engloutit, que des multitudes continuent d’être poussées dans le gosier de l’enfer, que personne, absolument personne n’en réchappe. Que plus un seul des êtres humains que nous voyons sortir de l’usine dans les films de Louis Lumière n’est encore en vie. Que tous ces gens qui figurent sur une photo sépia vieille de quatre-vingts ans sont morts. Que nous venons tous au monde d’un terrifiant abîme sans mémoire, que nous souffrons de manière inimaginable sur un grain de poussière dans le monde infini et que nous périssons ensuite, en une nanoseconde, comme si nous n’avions jamais vécu, comme si nous n’avions jamais été.

— Mircea Cărtărescu, Solénoïde