Ce n’est pas toujours aussi triste qu’on le pense de l’extérieur. Il y a des relations, de l’humour, de l’attention. J’entends beaucoup de phrases lucides, exprimées même par les personnes vivant d’importantes pertes cognitives. Les vieux gagnent en authenticité, en dérision. Je ris souvent. Et puis, peut-être faut-il cesser de lutter contre la tristesse de l’âme des personnes âgées qui sentent leur fin approcher. D’ailleurs, qui n’est jamais triste ou nostalgique ?

« Comment ça va aujourd’hui, Madame M. ?

– Oh… ça allait mieux il y a 30 ans ! »

« Et vous, Madame B., est-ce que vous aimez lire ? » Silence. Je répète ma question, croyant qu’elle ne m’a pas entendue. « Je vous répondrai quand ça me tentera ! », rétorque-t-elle. Il lui reste encore ce pouvoir, celui de parler ou de se taire quand bon lui semble.

« C’est beau de vous voir manger avec appétit », avais-je dit un jour à G., mon amie de 103 ans, atteinte de la maladie d’Alzheimer. Elle a levé les yeux et en fixant le mur, elle a répondu : « Oui, c’est rassurant, je suppose. » Un éclair de lucidité, dans tout ce chaos.

La conversation est un besoin, même quand on a perdu ses capacités cognitives. Une autre langue se pratique. Je parle à Madame L. d’un tableau accroché au mur de sa chambre. « J’aime beaucoup celui-là, en bas », dit-elle. Or, il n’y a pas de tableau, plus bas. Elle pointe du doigt une couverture rose fleurie, déposée en tas sur une chaise. Nous échangeons elle et moi sur les couleurs, les formes, les qualités de ce « tableau ». C’était une conversation agréable, réaliste à ses yeux et… si poétique aux miens.

Mon bénévolat a un effet sur mon entourage. Je suis plus patiente avec les personnes âgées que je croise dans le bus, à la pharmacie, à l’épicerie. Qu’est-ce que ça me coûte d’offrir des mots, un coup de main, quelques minutes de ma vie ? Quel luxe que celui de ne plus être pressée ! Je pratique la lenteur. Des discussions s’engagent avec mes amies sur notre vieillissement inéluctable, ce parcours aux étapes incertaines qui peut s’étirer, aujourd’hui, sur une trentaine d’années. C’est une longue période que le mot perte ne peut résumer à lui seul. Il y aura inévitablement des occasions de s’étonner, d’apprendre, de vivre des expériences inédites avec le corps du moment.

— Suzanne Laurin, « Devenir bénévole », À bâbord, numéro 84 (été 2020).