SENTENCE À VIE

Je venais tout juste d’avoir dix-sept ans quand le juge du district Nord rendit son verdict et me condamna à une vie à faire des sentences. C’était il y a plus d’un demi-siècle, et depuis je vis seul dans une cellule au deuxième étage de la prison correctionnelle n° 7. Je dois admettre que la punition était rude, mais il faut reconnaître cela aux autorités que la porte de ma cellule n’a jamais été fermée à clé, et il ne fait que peu de doute à mes yeux que j’aurais pu m’en aller absolument n’importe quand. J’ai bien été tenté, mais pour des raisons que je n’ai pas vraiment pu comprendre, j’ai choisi de rester.

Mon gardien, qui est un vieil homme à présent, au moins aussi vieux que moi si ce n’est plus, ne m’a jamais dit un mot. Durant cinquante ans et des poussières, il m’a livré mes repas trois fois par jour, et trois fois par jour durant les vingt premières années, il riait chaque fois qu’il entrait et me voyait tout voûté à ma table, travaillant mes phrases, mes sentences. Les vingt années suivantes, il portait la main à la bouche et ricanait. À présent il se contente de soupirer en secouant la tête.

Il y avait jadis un autre prisonnier dans la cellule deux portes plus loin, un certain Bronson ou Brownson, et parfois nous nous parlions de la mauvaise nourriture et des couvertures si minces sur nos lits, mais Bronson ou Brownson ne m’a rien dit ces cinq ou six dernières années, ce qui signifie sans doute qu’il est mort. Ils l’ont sûrement emporté une nuit pendant que je dormais.

À en juger par le silence qui règne dans le couloir ces jours-ci, je soupçonne que je suis le dernier dans l’aile d’isolement de la prison. Cela doit sembler triste, je suppose, mais ce n’est pas si terrible. Il faut de grands efforts pour faire une phrase, et de grands efforts requièrent une grande concentration, et puisqu’à une phrase doit inévitablement en succéder une autre pour construire une œuvre composée de phrases, une grande concentration est requise toute la journée, ce qui signifie que mes journées passent vite, comme si chaque heure marquée à l’horloge ne durait pas plus d’une minute. Après plus de cinquante ans de jours qui passent vite, j’ai le sentiment que ma vie a filé, ne laissant qu’une image floue. Je suis devenu vieux, mais parce que les jours ont passé si vite, la plus grande part de moi-même se sent encore jeune, et tant que je peux tenir un stylo en main et voir la phrase devant moi, je suppose que je vais poursuivre ma routine entamée le matin de mon arrivée ici. Et s’il venait enfin un moment où je ne puisse pas poursuivre, je n’aurai qu’à me lever et partir. Si je suis alors trop vieux pour marcher, je demanderai à mon gardien de m’aider. Je suis sûr qu’il sera heureux de me voir partir.

— Paul Auster, Baumgartner (trad. Anne-Laure Tissut)