Aux yeux du visiteur, nous avions soudain l’allure de bricoleurs plus ou moins endormis, certainement pas d’alertes cerveaux occupés à repousser les frontières de l’ignorance, mais il est un fait que le chercheur, pris dans le cadre de sa réflexion fondamentale, c’est-à-dire là où il ne sait encore rien, a plus ou moins l’air de somnoler. Je revois mes collègues affalés sur une chaise dans une posture dont l’indolence ne laissait rien soupçonner de leurs turbulences et remous intérieurs, fixant d’un œil vague un point de l’espace et se frottant beaucoup la figure. À l’époque, nous nous attelions à des questions qui n’intéressaient personne, dont j’ai pratiquement tout oublié, sinon le temps que nous consacrions à, jusqu’à preuve du contraire, tenir le probable pour faux. Nous passions tout ce temps à tenter de comprendre comment ça marche et la plupart du temps, au terme d’hypothèses cent fois hasardées et d’observations cent fois répétées, tout ce que nous parvenions à comprendre, c’est comment ça ne marchait pas. Mais ne pas comprendre signifiait néanmoins qu’il y avait là une possibilité de découverte, quoique la plupart du temps il n’y eût rien là où nous avions pensé qu’il y avait quelque chose, si bien qu’à force de nous heurter à ce rien, nous avions développé une modestie parfaitement en rapport avec notre absolue absence de notoriété. Le monde est absurde, c’était là j’imagine pour chacun de nous un fait entendu, et nous ne prétendions certainement pas justifier son absurdité, mais à l’évidence ses mécanismes s’accommodaient d’une logique, et si nous nous acharnions sur cette logique, ce n’était pas tant par vocation – personnellement je n’ai pas souvenir d’une quelconque vocation pour la science – que parce qu’elle nous sauvait au moins du sentiment de l’absurde. Néanmoins il s’agissait que ce monde progresse, quelque secrétaire d’État venait régulièrement nous rappeler que nous étions là pour faire avancer les choses, ouvrir des perspectives, générer le futur, etc. Je masquais ma réticence concernant ces notions telles que nous étions supposés les envisager et qui semaient la fébrilité dans d’autres laboratoires. Avancer vers quoi, vers quel futur supposé meilleur, qui déjà se profilait, numérisé, radarisé, satellisé, un monde de circuits imprimés, d’électronique embarquée et de déchets enfouis, de légumes lustrés, distributeurs de croquettes et désodorisants d’ambiance, de touches ok et de grille-pain parlants, le tout peuplé d’effets secondaires dont chacun aurait ensuite, ainsi que de ses nostalgies, à se débrouiller.
— Véronique Bizot, Mon couronnement