Au reste était-il vraiment si triste de perdre la vie ? Je m’étais souvent posé la question, et je ne pouvais m’empêcher de penser alors à tous les maux de la terre, à tous ces soucis juste pour avoir d’autres soucis le surlendemain, jusqu’à ce que la mort nous délivre. (p. 151)
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Mais en règle générale j’éprouvais comme un malaise chaque fois que mes journaux me contraignaient à penser à une vie si différente de la mienne, là-bas dans le vaste monde. Nul ne se préoccupait de moi ; pourquoi faudrait-il que je me torture l’esprit avec tout cela ? (p. 163-164)
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Je ne pus consacrer dès lors au « Monde de mon cœur » que les quelques heures de nuits sans sommeil, et il fallait que je serre mon journal intime dans le tiroir le plus secret de mon armoire à vêtements, avec le missel de Marraine et le chapelet à grains d’argent de mon père. Il fallait que l’accès au « Monde du cœur » fût refusé à ceux avec qui je vivais, si je voulais qu’il ne fût pas profané. Je ne me serais confié qu’à ma mère, s’il m’avait été possible de le faire sans lui causer du chagrin. Devant les autres, il fallait que je me renferme ; je ne le sentais du reste que trop quand, cédant à une humeur plus tendre, je voulais donner une expression à mes sentiments. On vous regardait alors avec des yeux si ronds que vous vous sentiez presque honteux. (p. 177)
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Si je me faisais l’effet jusqu’ici d’être inapte à bien des choses, un original à maints égards, je me consolais en pensant que je possédais en contrepartie d’autres qualités qui passaient de beaucoup celles qu’on appréciait et qu’on recherchait dans mon pays. Je n’étais pas à ma place dans le monde, voilà tout, je n’avais rien à me reprocher, quand bien même je ne me comporterais pas comme les gens l’attendaient de moi. Oui, certains jours, certaines heures, la constatation de mon incapacité à tant de choses m’emplissait d’un sentiment que je ne puis guère qualifier que de joie mauvaise. La visite à Nanni que je viens de raconter devait m’en guérir pour toujours. Je commençais à avoir honte vis-à-vis de cette jeune fille merveilleuse et vis-à-vis de moi-même. À quoi me servait d’être un lettré ? C’était un fardeau, non seulement pour les autres, mais pour moi-même, et pourtant c’est tout ce que je possédais. Nanni en revanche avait enrichi sa vie spirituelle par la lecture, sans se détourner pour autant du quotidien. (p. 216)
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Oh mon Dieu. Que nous sommes petits, nous autres humains, et comme nos jours passent vite – quand bien même atteindrions-nous un âge canonique ! (p. 249)
— Franz Michael Felder, Scènes de ma vie (trad. Olivier Le Lay)