De trop, de trop… C’est une excellente formule que j’ai trouvée là. Plus profondément je rentre en moi-même, plus attentivement j’examine toute ma vie passée, et plus je me convaincs de la rigoureuse vérité de cette expression. De trop : c’est bien cela. Cette formule ne s’applique pas aux autres hommes… Les hommes il y en a de mauvais, de bons, d’intelligents, de bêtes, d’agréables, de déplaisants ; mais de trop… non. Enfin comprenez-moi bien : l’univers pourrait fort bien se passer d’eux… bien entendu ; mais l’inutilité n’est pas leur qualité principale, leur signe distinctif, et lorsque vous parlez d’eux, les mots « de trop » ne sont pas les premiers qui vous viennent aux lèvres. Tandis que moi… de moi, il n’y a pas moyen de dire autre chose : homme de trop, c’est tout. Surnuméraire, et tout est dit. Mon apparition n’était visiblement pas prévue par la nature, et, en conséquence, elle m’a traité comme un hôte inattendu et importun. Ce n’est pas pour rien qu’un grand amateur de bons mots et de préférence a dit un jour à mon propos que ma mère avait « chuté » le jour où elle m’avait enfanté. Je parle en ce moment de moi tranquillement, sans la moindre amertume… Tout cela est du passé ! Pendant toute la durée de ma vie, j’ai constamment trouvé ma place occupée, peut-être parce que je cherchais cette place là où je n’aurais pas dû le faire. J’étais ombrageux, timide, irritable, comme tous les malades ; en outre, que cela provint, comme il est vraisemblable, d’un excès d’amour-propre, ou plus généralement de la malencontreuse organisation de ma personne, il y avait entre mes sentiments et mes pensées et l’expression de ces sentiments et de ces pensées un obstacle aberrant, incompréhensible et insurmontable ; et quand je prenais la résolution de surmonter à tout prix cet obstacle, de briser cette barrière, aussitôt mes gestes, mes expressions, tout mon être donnaient l’impression d’une affectation pénible : non seulement je paraissais, mais je devenais effectivement tendu et guindé. J’en étais conscient, et je m’empressais de rentrer à nouveau dans ma coquille. A ces moments-là, je sentais monter en moi une terrible angoisse. J’analysais jusqu’aux plus infimes parcelles de mon être, je me comparais aux autres, je ressassais les moindres regards, les moindres sourires, les moindres paroles des gens devant lesquels je n’avais pas réussi à ouvrir mon cœur, j’interprétais tout tendancieusement, je riais sarcastiquement de ma prétention à « être comme tout le monde », et soudain, en plein rire, je m’effondrais tristement, tombais dans un abattement absurde, et, à ce point, je revenais à mes premières tentatives, bref je tournais en rond comme un écureuil dans sa roue. Des journées entières passaient à ce travail douloureux, inutile. Bon, eh bien, maintenant dites-moi de grâce, dites-moi, vous, à qui et à quoi peut bien servir un homme pareil ? Pourquoi cela m’arrivait-il, quelle est la cause de ce méticuleux souci de soi-même, – qui le sait ? qui saurait le dire ?

— Ivan Tourgueniev, le Journal d’un homme de trop (trad. Françoise Flamant)