Quel spectre monstrueux est donc cet homme, cette maladie de la poussière agglutinée, qui soulève un pied après l’autre ou gît, abruti de sommeil ; qui tue ; qui se nourrit ; qui grandit et engendre des copies en réduction de lui-même ; couvert de cheveux tel de l’herbe, avec dans sa figure des yeux qui bougent, et brillent, de quoi faire hurler les enfants – et pourtant, regardé de plus près, connu tel que ses semblables peuvent le connaître, comme ses attributs demeurent étonnants ! Pauvre diable, sur terre pour si peu de temps, jeté parmi tant de malheurs, plein de désirs immenses et contradictoires, assailli sauvagement de toutes parts, sauvagement rabaissé, irrémédiablement condamné à faire sa proie de la vie du prochain, qui pourrait lui reprocher de n’avoir fait qu’un avec sa destinée, d’être resté un être tout simplement barbare ? Et au lieu de cela, nous le contemplons, et nous le découvrons rempli de vertus imparfaites : infiniment puéril, admirable de vaillance, souvent, et souvent d’une bonté touchante, assis dans sa vie brève, pour débattre et du bien et du mal et des attributs de la divinité, se battant pour un œuf, mourant pour une idée, choisissant ses amis et son conjoint avec une cordiale affection, mettant ses petits au monde dans la douleur, et les élevant avec une patiente sollicitude. Et puis, au cœur de ce mystère une pensée bizarre qui touche à la démence : la pensée du devoir, l’idée d’une chose qu’il doit à lui-même, à son voisin, à son Dieu ; un idéal de décence, auquel il s’élèverait, si c’était possible ; une limite à la honte au-dessous de laquelle, si c’était possible, il ne s’abaisserait pas. Le dessein de la plupart des hommes est d’abord un dessein de conformité.

— Robert Louis Stevenson, « Pulvis et umbra », Essais sur l’art de la fiction (trad. France-Marie Watkins et Michel Le Bris)