Que faisait la baleine dans les ténèbres amères de cette nuit en furie ? Qu’avait-elle ressenti durant ses longues journées de captivité ? me demandais-je.
De la douleur, voilà ce qu’elle avait dû ressentir – et de la peur. Avait-elle ressenti du désespoir ? Avait-elle espéré finir par s’enfuir ? Avait-elle longé les limites de la prison qu’était pour elle l’étang ? Avait-elle réfléchi à l’horreur du destin qui l’attendait sans doute ? Quelles pensées indicibles se transmettaient-ils, le Veilleur et elle ? Qu’éprouvait-elle envers les créatures à deux pattes qui dans un premier temps avaient tenté de la tuer et qui acheminaient à présent du hareng dans sa geôle ?
Pas de réponse… aucune. Son esprit était aussi étranger au mien que le mien au sien. Des étrangers… des étrangers… nous étions tous des étrangers les uns pour les autres, même ceux d’entre nous qui avaient des enveloppes corporelles identiques. Que savais-je vraiment des sentiments les plus intimes des voisins que j’avais à Burgeo… ou eux des miens ? Que savait le monde qui s’étendait au-delà de Burgeo – et qu’en avait-il à faire ? – des passions que la venue de la baleine déchaînait au sein de cette communauté ? Y avait-il une réelle compréhension, une véritable communication entre les acteurs humains impliqués dans ce drame bizarre ? Plus je réfléchissais à tout ça, plus je me rendais compte que le conflit entre les hommes allait empirer parce qu’on se comprenait si mal. Il risquait même de devenir intolérable, et soudain je ne désirais rien de plus que de voir la baleine emprisonnée regagner sa liberté… Pas seulement pour son bien, mais aussi parce que ça m’aurait soulagé. Je la voulais loin de Burgeo, où sa présence s’était changée en l’ombre menaçante d’un bouleversement.
Je me suis assoupi et j’ai rêvé de la baleine, un rêve absolument saisissant. La bête s’était transformée en un véritable monstre et je la fuyais… pour me noyer dans son élément. Je me suis réveillé en sueur, certain de détenir la vérité.
La baleine n’était pas la seule à être emprisonnée. Nous étions tous emprisonnés avec elle. Si les mouvements naturels de sa vie avaient été interrompus, les nôtres aussi. Un fantastique mystère avait fait intrusion dans nos existences bien ordonnées, un mystère que nous, bipèdes terrestres, ne pouvions pas percer, et auquel nous allions donc forcément réagir par une peur, une violence, une haine instinctives. Cette énigme venue des profondeurs était la mesure de l’ignorance insurmontable qui était celle de l’humanité face à la vie. Ce secret impénétrable, devenu le cœur même de notre existence, était un miroir dans lequel nous mirions nos visages troublés… et ces visages n’avaient rien de beau.
— Farley Mowat, Mort à la baleine (trad. Christophe Bernard)