Le plus fatal dans ces mauvaises nuits, c’était que les pensées que Streith croyait depuis longtemps tenir en bride affluaient en foule et prenaient de l’ampleur. Quand il avait quitté son service à la cour pour se retirer ici, il l’avait vécu comme une libération. Le service à la cour avait été une erreur comme avaient été des erreurs beaucoup de choses dans sa vie. Ce n’est qu’à présent, bien qu’il eût dépassé la quarantaine, que la véritable vie allait commencer. Il avait accumulé assez d’expérience, il connaissait assez le métier de la vie, ce serait bien le diable s’il n’en résultait pas quelque chose qui soit digne de lui. Il entreprit donc de s’installer, il acheva la construction de son petit château, acheta de jolies choses, traça son jardin, fit cadastrer son bois. Quelques années étaient passées et il était toujours en train de s’installer, il n’en était encore qu’aux préparatifs et la vie dont il s’était fait une joie n’avait toujours pas commencé. Le temps s’enfuyait et, après une nuit sans sommeil de ce genre, il l’entendait réellement filer devant lui comme un attelage qui s’emballe et il avait l’impression d’être un écolier qui, alors qu’une grande partie des vacances est finie, garde toujours le désir de véritables vacances.

— Eduard von Keyserling, Princesses (trad. Jacqueline Chambon)