Quant à Antoine, quittant Alexandrie et renonçant à tout commerce avec ses amis, il fit construire une jetée dans la mer, non loin du Phare, sur laquelle il bâtit une retraite, où il se proposait de passer ses jours loin de toute société. Il aimait, disait-il, et voulait imiter la vie de Timon, dont le sort avait été semblable au sien ; car comme lui Timon avait fait l’épreuve de l’ingratitude et de l’injustice de ses amis, ce qui lui avait donné de la défiance et de la haine contre tous les hommes. Ce Timon était un Athénien qui vivait au temps de la guerre du Péloponnèse, comme on en peut juger par les comédies d’Aristophane et de Platon, où il est raillé sur sa misanthropie. Lui qui fuyait et repoussait même tout commerce avec les autres Athéniens, il recherchait celui d’Alcibiade, alors jeune et audacieux, et le comblait de caresses. Apémantus, étonné de cette préférence, lui en demandait la cause. « J’aime ce jeune homme, répondit Timon, parce que je prévois qu’il fera un jour beaucoup de mal aux Athéniens. » Or, Apémantus était le seul que Timon fréquentât quelquefois, parce que son caractère était à peu près semblable au sien, et que son genre de vie était le même. Un jour qu’on célébrait la fête des Choées, comme ils soupaient ensemble, Apémantus dit à Timon : « Le bon souper que nous faisons ici, Timon ! — Oui, répondit Timon, si tu n’étais pas de la partie. » Un jour d’assemblée, il monta, dit-on, à la tribune : il se fit un profond silence ; car la nouveauté du fait tenait tous les spectateurs dans l’attente de ce qu’il allait dire. Enfin, prenant la parole : « Athéniens, dit-il, j’ai dans ma maison une petite cour, où s’élève un figuier ; plusieurs citoyens se sont déjà pendus à cet arbre ; et, comme j’ai dessein de bâtir sur ce terrain, j’ai voulu vous en avertir publiquement, afin que, si quelqu’un de vous a envie de s’y pendre aussi, il se hâte de le faire avant que le figuier soit abattu. » Après sa mort, il fut enterré près du dème d’Hales, sur le bord de la mer. Le terrain s’étant éboulé en cet endroit, les flots environnèrent le tombeau, et le rendirent inaccessible aux hommes. Sur ce tombeau était gravée cette inscription :

C’est ici que je repose, depuis que la mort a brisé ma vie infortunée :
Ne demandez pas comment je fus nommé ; méchants, périssez de
mort malencontreuse.

On prétend qu’il avait fait lui-même cette épitaphe avant sa mort. Celle que l’on allègue communément est du poète Callimaque :

Ci-git Timon le misanthrope. Passe ton chemin ;
Maudis-moi si tu veux ; seulement passe ton chemin.

Voilà quelques traits, entre une infinité d’autres, de la misanthropie de Timon.

— Plutarque, les Vies des hommes illustres (trad. Alexis Pierron)