Maxime pensait à Blutel, à Geneviève, aux invités. Il se sentait las. D’avoir approché tant de gens entiers, sortant si peu d’eux-mêmes, tant de destinées diverses lui donnait un profond sentiment d’isolement. Tous avaient souffert. Tous avaient des souvenirs tellement à eux qu’ils n’eussent pu croire qu’une personne au monde en devinerait seulement trois de suite. Et Maxime comprit que, s’ils souffraient tout autant que lui, ils avaient au moins la force de ne pas chercher autour d’eux un réconfort et une consolation. Ils étaient résignés. Ils avaient accepté la vie telle qu’elle était. À côté d’eux, Maxime eut l’impression d’être un enfant assoiffé de désirs et d’ambitions. Pour la première fois, il perdait confiance en soi. La trentaine lui apparut subitement. Il se souvint d’un fait auquel jusqu’alors il n’avait pas pris garde : des hommes plus jeunes que lui avaient des situations, un foyer et même des enfants. La vie, en laquelle il avait tant espéré, ne lui apportait rien. Jusqu’à présent, il avait inconsciemment attendu le jour où il dirait : « Ma vie est manquée. » Chaque année, il l’avait reculé sans effort. Mais pour la première fois, alors que Madeleine un instant distraite suivait des yeux le va-et-vient d’un garçon, il sentit tout d’un coup que ce jour était arrivé. Il vit, derrière lui, les innombrables jours gâchés. Eux qui n’avaient représenté dans son esprit qu’une succession de moments formaient, à la seconde présente, la moitié de sa vie. Comme si un rideau s’était levé, il apercevait au plus loin de sa jeunesse. Il prononça : « Il y a dix ans », puis : « Il y a quinze ans», puis encore, pour se ranimer: « Il y a vingt ans. » Il y a vingt ans, c’était trop. Il ne se rappelait rien de ce temps. Il eut alors une vision de l’avenir qui l’épouvanta. Il se souvint que, lorsque, livré à lui-même, il fut obligé de faire le manœuvre dans des usines, l’idée un jour lui était venue qu’il allait être contraint, toute son existence durant, de travailler de ses mains, de porter des obus comme dans les régions dévastées, pour vivre. Il eut froid. Instinctivement, il se serra contre Madeleine. Personne ne lui tendrait la main. Tous s’écartaient de lui, défendaient leurs biens à sa seule vue. Blutel, Gibelin, Demongeot, Collet, il les vit, chacun avec sa taille et son visage différents, chacun avec sa vie tracée, avec ses habitudes. Il pensa à Geneviève. Peut-être l’eût-elle aimé, si elle l’avait connu avant Blutel. Il ne pouvait songer à une femme sans faire la même supposition. Madeleine le regarda. Alors, il eut envie de pleurer.

— Emmanuel Bove, Un soir chez Blutel