Déjà s’insinuait en lui la peur sournoise de cette vocation de clochard qui l’avait sollicité autrefois, aux mauvais jours, quand ses habitudes sociales ne l’obligeaient plus, et qu’il était tenté par le repos d’une condition animale, au ras de la mort et au bas de l’échelle, là où il n’y a plus à descendre. (p. 46)
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Affaissé sur sa rondelle de bois, Aberdame, le regard fixe, sentait les larmes lui monter aux yeux. D’autres pensées, qui lui étaient jadis familières, se pressaient maintenant dans sa tête. Tandis qu’il essuyait les verres de son lorgnon, il rêva d’une infirmité qui l’eût allégé du fardeau de ses responsabilités et du remords de son impuissance. Il était aveugle, on le plaignait d’être pauvre et infirme (et si courageux aussi). Puis il rêva qu’il voyait mourir sa femme et ses trois enfants ; on le plaignait encore, il avait un chagrin cruel, il était inconsolable ; mais son renvoi n’avait plus d’importance, il devenait libre de s’abandonner. Tout un bagage de misère, qu’il s’étonnait d’avoir pu tenir à l’écart aussi longtemps, lui revenait à l’esprit. Dans les circonstances difficiles, son imagination ne lui proposait jamais une revanche ou quelque fortune bâtie sur un coup de dés, mais toujours la chute qui le dispensait de lutter.
Aberdame était assis depuis près de dix minutes, et ses rêveries l’avaient amené insensiblement à la vision d’une solitude sordide, dont il se sentait comblé. Engourdi sur le siège, il lui semblait être très loin du monde, et abrité de la société pour toujours. Son rêve de solitude se confondait avec la réalité présente, et il lui plaisait de croire qu’il était dégagé, vis-à-vis d’autrui, de toute espèce d’obligation. L’idée qu’il était renvoyé ne l’atteignait même plus. Il se sentait si bien oublié qu’il jouissait de sa lassitude et de sa faiblesse. Sa rêverie s’appauvrissait, jouait sur des thèmes de plus en plus ténus, et il appelait l’instant où, le cerveau vide de toute préoccupation, il serait délivré de l’habitude de penser et deviendrait un être libre. (p. 48-49)
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Dans l’ombre d’un porche, Aberdame remarqua un être avachi, pelotonné en un tas noir ; l’homme avait les yeux ouverts et son regard et son visage paraissaient absents ; il était si enfoncé dans la misère, il s’appartenait si complètement que l’idée de mendier, même une parole, ne pouvait lui venir. Aberdame sentit une petite peur voluptueuse lui courir sur la peau, et il poursuivit son chemin, en songeant à cet étrange regard qui ne redoutait plus de surprises. (p. 54)
— Marcel Aymé, « Je suis renvoyé », Derrière chez Martin