Denissov avait accompli la moitié de son parcours ici-bas quand il entreprit de réfléchir. Il réfléchit à la vie, à la signification de la vie, à la fragilité de son existence – à moitié consumée déjà – à ses angoisses nocturnes, aux monstres terrestres, à la belle Laura et à quelques autres femmes aussi, à l’été qui cette année était humide, à des contrées lointaines, dont la réalité d’ailleurs ne lui paraissait pas toujours évidente.

L’Australie en particulier éveillait chez lui des doutes. […]

La première moitié de sa vie s’était écoulée. Restait la deuxième, la pire. Ainsi son passage sur terre n’aura été qu’un vain frémissement, il s’en ira et personne ne se souviendra de lui ! Tous les jours, des Petrov, des Ivanov meurent et laissent derrière eux un nom banal gravé sur le marbre. Alors pourquoi Denissov n’aurait-il pas lui aussi une plaque où son nom pourrait lui survivre quelque temps, pourquoi son profil n’irait-il pas embellir Orechovo-Borissovo ? « Ici a vécu… moi. » Mais voilà, il va se marier avec Laura, il va mourir, et jamais elle n’osera faire les démarches auprès de ceux qui décident de l’immortalité. « Camarades, vous allez immortaliser mon quatrième mari, n’est-ce pas ? Voyons, camarades… » Ah ! Ah ! Ah ! Mais, au fait, à quel titre ? Il n’a rien composé, il n’a pas chanté ni tiré sur quelqu’un, il n’a pas fait de découvertes, il n’a laissé son nom à rien. De toute façon, il n’y a plus rien à découvrir, tout a été dénombré, baptisé, tout ce qui vit et tout ce qui est mort – des cafards aux comètes, de la moisissure du fromage aux bras spiralés d’énigmatiques nébuleuses, jusqu’au moindre virus –, un virus minable, une petite saleté qui ne ferait pas éternuer une poule. […]

Denissov, lui, avait bien essayé d’être un inventeur, mais aucune invention n’était sortie de son cerveau. Il avait tâté de la poésie mais aucun poème n’était né sous sa plume. Il s’était même lancé dans une étude tendant à démontrer que l’Australie ne pouvait pas exister : il s’était préparé un café bien fort et toute la nuit, à sa table, il avait travaillé dans l’enthousiasme puis, au petit matin, après avoir relu son texte, il l’avait déchiré, avait pleuré, sans larmes, et s’était couché en chaussettes. C’est peu de temps après qu’il avait rencontré Laura qui l’avait réchauffé, écouté, consolé et reconsolé […].

— Tatiana Tolstoï, « Somnambule dans le brouillard », Somnambule dans le brouillard et autres récits (trad. Elena Joly et Tossia Perrot)