À chaque fois que je rentrais la nuit d’une de ces réunions au café, je sentais le vide ou la nullité de ces débauches où on ne cherchait en fait qu’à s’entendre parler et à imposer ses opinions aux autres. Mon cerveau en sortait déchiré, labouré et semé de graines de mauvaises herbes qu’il me fallait ratisser avant qu’elles ne germent. Rentré chez moi, dans la solitude et le silence, je me retrouvais et je m’enveloppais dans ma propre atmosphère spirituelle où je me trouvais bien, comme dans des habits bien coupés ; après une heure de méditation, je sombrais dans l’anéantissement du sommeil, libéré des désirs, des passions, des volontés.
J’annulais progressivement mes visites au café ; je m’entraînais à être seul ; il m’arrivait de succomber de nouveau à la tentation mais j’en revenais à chaque fois un peu plus guéri jusqu’au jour où finalement je découvris l’immense plaisir d’entendre le silence et d’écouter les nouvelles voix qu’on y perçoit. (I)
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C’est ainsi que je devins progressivement seul. Mes contacts avec l’extérieur se réduisirent aux démarches nécessaires à mon travail, la plupart du temps par téléphone. Je ne nie pas que les débuts furent difficiles et que le vide qui se creusait autour de moi réclamait d’être comblé. J’avais l’impression de perdre des forces en coupant les ponts avec les autres hommes mais en même temps mon moi commençait pour ainsi dire à se coaguler, à se condenser autour d’un noyau où tout ce que j’avais vécu se rassemblait, se fondait, comme des aliments dont mon âme se nourrissait. De plus je m’habituais à transformer tout ce que je voyais, tout ce que j’entendais, dans la maison, dans la rue, dans la nature, à ramener toutes mes sensations au travail que j’avais en train, je sentais vraiment mon capital s’accroître et les études que je menais dans la solitude étaient plus valables que celles que j’avais faites sur les hommes dans la société. (II)
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Au fond c’est ça la solitude : s’envelopper dans le cocon de son âme, se faire chrysalide et attendre la métamorphose, car elle arrive toujours. En attendant on vit sur ce qu’on a vécu et par télépathie, sur la vie des autres. La mort et la résurrection : une nouvelle formation pour un nouvel inconnu.
On finit par être seul maître de soi. Aucune autre pensée ne contrôle mes pensées, personne ne fait peser sur moi ses goûts et ses caprices. L’âme se déploie dans cette liberté nouvellement acquise et on éprouve une immense paix intérieure et une joie sereine en même temps qu’un sentiment de sécurité et de responsabilité vis-à-vis de soi. (III)
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Comme mes pensées ne sont jamais accordées avec celles de personne, presque toutes les paroles me blessent, et je peux souvent prendre un mot innocent pour une insulte.
Je crois que mon destin est d’être seul et que c’est pour mon bien. Je veux le croire, autrement tout serait trop implacable. Mais parfois, dans la solitude, la tête s’échauffe et menace d’exploser, il faut donc se surveiller. J’essaie de maintenir l’équilibre entre ce qui entre et ce qui sort, chaque jour j’ai besoin de m’épancher en écrivant et d’acquérir du neuf par la lecture. Si j’écris toute la journée, le vide du désespoir m’emplit le soir et j’ai l’impression que je n’ai plus rien à dire, que je suis fini ; si je lis toute la journée, je suis saturé et prêt à éclater.
Je dois aussi faire la part des heures de sommeil et des heures de veille. Trop dormir fatigue jusqu’à la torture, ne pas assez dormir énerve jusqu’à l’hystérie.
La journée se passe bien, mais c’est le soir qui est difficile, on sent son intelligence s’éteindre et c’est aussi pénible que de sentir se dégrader son corps et son esprit. (III)
— August Strindberg, Seul (trad. Helen et Hervé Coville)