Il dînait deux ou trois fois par mois à la maison, quai d’Anjou. Si d’autres amis se joignaient à nous, j’avertissais Roger à temps. Il lui arrivait alors de ne pas venir. Le lendemain, il proférait au téléphone une excuse piteuse, un mal de tête, un autre rendez-vous inopiné ou bien non, nous avions mal compris, il n’avait jamais dit qu’il viendrait, il devait confirmer par téléphone, il n’avait pas téléphoné, c’est donc qu’il ne venait pas. Et c’est tout juste s’il ne se mettait pas en colère, s’il ne nous reprochait pas en prime notre étonnement.

La vérité était plus simple. Il nous l’avoua par la suite. Il disait : Mais à quoi cela me sert de rencontrer des gens chez vous, de parler, d’échanger des idées avec eux, de vouloir parfois les convaincre, de sympathiser même, puisque de toute façon je ne les reverrai jamais, que rien n’aura de suite ? Car bien entendu Roger le solitaire excluait catégoriquement la possibilité de nouer de nouvelles amitiés comme de se ménager le moindre imprévu. Je lui fixais une date pour dîner. Bien sûr il était toujours libre (quand il ne se rendait pas pour une conférence au Centre culturel italien) mais il devait se faire à l’idée de ce dîner. Pas question de lui fixer un rendez-vous pour le soir même. Il suffoquait alors. Il s’affolait. Sa solitude, son laconisme, ses séjours prolongés en Italie, sa vie de bureau, les fiches sur lesquelles il notait les expositions à voir, ses cartes postales, tout balisait pour lui la route étroite, rectiligne, rassurante, des habitudes. […]

Après chaque soirée, il nous appelait, il s’excusait, il se désolait. Je me suis encore donné en spectacle, disait-il, je vous avais bien prévenus, je suis insortable, j’avais peut-être un peu trop bu, je n’ai pas l’habitude de boire, et cette soirée, à quoi bon, à quoi bon ?

— Frédéric Vitoux, Il me semble désormais que Roger est en Italie