Très rapidement, je développai en moi, par cet exercice de chaque jour, le goût d’une sorte d’ascèse personnelle à laquelle je me livrais avec beaucoup de sérieux et dans laquelle je puisais des forces nouvelles qui alimentaient encore mieux mon désir d’indépendance et le sentiment de ma différence… Mais en même temps, très curieusement, je sentais grandir en moi un sentiment de culpabilité, un sentiment trouble et qui allait s’alourdissant de jour en jour… Coupable de quoi ? coupable envers qui ?… Je ne pouvais pas dire… Je ne saurais pas mieux l’expliquer aujourd’hui… Ces choses-là ne sont jamais bien bien claires… Et plus je me sentais coupable, plus je devenais exigeante pour moi… Je ne m’arrêtais pas à certains moment pour me dire tout net : voilà, je me sens coupable. Non… cela n’est pas facile à faire comprendre… c’était plutôt comme une toile de fond… en arrière des gestes que je faisais, en arrière des mots que je disais, en arrière de mes pensées… je me sentais coupable sans même songer à prononcer dans ma tête le mot COUPABLE… c’était comme un corps étranger dans mon système, qui m’agaçait, qui m’énervait… Probablement dans l’espoir confus de me calmer, de tranquilliser mes scrupules, je m’imposais toutes sortes de sacrifices, toutes sortes de privations…

— Bernard Noël, « Colette ou J’ai tourné en rond autour d’une ombre », les Fleurs noires