Je commencerai par une de mes phrases favorites d’un des premiers romans de Claude Simon, La Corde raide : « Je suis de plus en plus persuadé que la meilleure recette pour faire un chef-d’œuvre est l’absence des recettes. »
Cette phrase définit la position de l’auteur au cœur de la modernité ; elle décrit la solitude de son travail au beau milieu d’esthétiques, d’exigences, d’ambitions, d’opinions d’hier et d’aujourd’hui qui savent toujours d’avance quelle allure doit avoir une œuvre. Cela signifie que chaque auteur est à tout moment cerné de recettes rebattues, par lesquelles il peut à tout moment se faire avoir et qu’il doit donc dédaigner toutes sans exception – avec une arrogance qui n’est pas donnée à tout le monde. En second lieu, cette phrase est un aveu : nul artiste ne peut avoir pour but de faire un chef-d’œuvre ; un chef-d’œuvre naît quand il naît, sans préméditation. Il doit son existence au hasard. En troisième lieu, cette phrase constitue un paradoxe : l’absence des recettes devient une nouvelle recette. Cela n’a rien à voir avec la magie ou la mascarade ; la figure de l’auteur chez Claude Simon est par contre toujours celle d’un grand ignorant, qui à force de s’interroger devient progressivement un expert de sa propre ignorance, un savant qui toutefois ne peut mettre en application son savoir mais seulement l’étendre.
— Wilhelm Genazino, « L’absence des recettes comme recette. Sur Claude Simon » (trad. Anne Pallandre), Cahiers Claude Simon, volume 3 (2007).