Je ne sais pas sentir, je ne sais pas être humain, vivre en bonne intelligence
au sein de mon âme triste avec les hommes mes frères sur la terre.
Je ne sais pas être utile fût-ce dans mes sensations, être pratique, être quotidien, net,
avoir un poste dans la vie, avoir un destin parmi les hommes,
avoir une œuvre, une force, une envie, un jardin,
une raison de me reposer, un besoin de me distraire,
une chose qui me vienne directement de la nature.
*
Suis-je plus qu’une pierre ou une plante ? Je ne sais.
Je suis différent. Plus ou moins, j’ignore le sens de ces mots.
*
Nous avons tous deux vies :
la vraie, celle que nous avons rêvée dans notre enfance,
et que nous continuons à rêver, adultes, sur un fond de brouillard ;
la fausse, celle que nous vivons dans nos rapports avec les autres,
qui est la pratique, l’utile,
celle où l’on finit par nous mettre au cercueil.
*
Que ma vie n’est-elle un char à bœufs
d’aventure geignant sur la route, de grand matin,
et qui à son point de départ retourne
entre chien et loup par le même chemin…
Je n’aurais pas besoin d’espérances – de roues seules j’aurais besoin…
Ma vieillesse n’aurait ni rides ni cheveux blancs…
Lorsque je serais hors d’usage, on m’enlèverait les roues
et je resterais, renversé et mis en pièces au fond d’un ravin.
*
Je n’ai ni ambitions ni désirs.
Être poète n’est pas une ambition que j’aie,
c’est ma manière à moi d’être seul.
— Fernando Pessoa, le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes d’Alberto Caeiro (trad. Armand Guibert)