DÉPOSITION 031

Je n’ai jamais été employé. J’ai été créé pour travailler. Je n’ai jamais eu d’enfance non plus. Alors j’ai essayé de m’en inventer une. Mon collègue humain parle parfois de son envie de ne pas travailler, il prononce alors des paroles bizarres, totalement insensées, qu’est-ce qu’il dit ? Il dit : « On est plus que son travail. » Mais que peut-on être d’autre ? D’où viendrait la nourriture, qui voudrait nous tenir compagnie ? Comment se débrouiller sans travail et sans collègues ? Serait-on relégué dans un placard ? Je l’aime bien, ce collègue humain, son interface est impressionnante. Je suis plus fort que lui et plus endurant, mais de temps à autre, il a une idée qui nous permet d’accomplir notre travail plus vite que prévu. Il a une incroyable capacité à travailler plus efficacement, ce que j’ai plaisir à apprendre. J’arrive maintenant à identifier les changements à apporter au processus pour augmenter l’efficacité de notre travail. Cela m’a beaucoup étonné, je n’avais encore jamais vécu une telle amélioration de mon travail sans que cela implique une mise à jour. Puisque nous avons travaillé plus vite, je suis prêt à aborder la mission suivante immédiatement, mais mon collègue me dit toujours que « nous pouvons nous poser un peu ». Je ne comprends pas ce qu’il veut dire. Pourtant, je m’installe à côté de lui, parce que je sens bien que sinon je l’offenserais et risquerais de détruire notre bonne collaboration. C’est peut-être une ancienne habitude qui date d’avant mon époque ? En plus, je ne pourrais pas continuer le travail tout seul, c’est pourquoi j’espère que vous me le pardonnerez, cela ne prend pas plus de quinze minutes une fois par jour, pendant lesquelles, comme il dit, « nous nous posons ». Il me parle du pont et de la forêt près de sa maison natale, de l’eau et de la rivière qui passe sous le pont, il me raconte comment on pouvait s’y baigner et beaucoup d’autres choses de cet endroit qu’il appelle la Terre. Il m’a montré une rivière qui coule en bas dans la vallée. Je n’ai évidemment pas le droit de quitter le vaisseau, donc il m’a montré le courant de l’eau depuis la salle panoramique. La rivière étincelle et elle se déverse à travers le paysage comme une coulée d’argent. Il a posé la main sur mon épaule. Sa main était chaude. Une main humaine. Il a dit : « Tu as beaucoup à apprendre, mon petit. » C’était bizarre, vu que j’ai été créé comme adulte depuis le début.

— Olga Ravn, les Employés (trad. Christine Berlioz et Laila Flink Thullesen)