Dans un de ses livres, Jack Woodford constate que la plupart des gens qui affirment vouloir écrire ont en fait envie de quitter leur travail. Je ne crois pas que la situation ait tellement changé depuis que Woodford a écrit ça, et je comprends les gens qui ont de telles envies — un nombre effrayant de professions sont absolument putrides ; j’ai la chance énorme d’être tombé dans une des bonnes.

Cependant, un travail tolérable peut constituer un gros atout pour un écrivain qui espère créer mieux que des productions commerciales. […]

Laissez-moi dresser une liste des avantages qu’un travail apporte à un auteur — qu’il apporte même aux aspirants écrivains démangés par l’envie de le quitter. (Jack Woodford était banquier, quand il a commencé à écrire ; il écrivait le matin, avant de partir à la banque.)

Tout d’abord, ça le sort de chez lui. L’écriture est une activité dangereusement solitaire, et dangereusement sédentaire. Dans ma profession, je visite souvent des sites industriels, et j’ai souvent remarqué combien les gens dans des centres habités sont plus ouverts et moins paranoïaques. Un auteur est une manufacture réduite à une seule personne, assise en silence dans une pièce, un site qui achète peu et vend par correspondance.

En deuxième lieu, cela donne du prix au temps d’écriture ; s’il ne dispose que de deux heures pour écrire, l’écrivain sait que, durant ces deux heures, il devra écrire. Certains auteurs disent qu’ils ne peuvent pas écrire devant une fenêtre ; beaucoup, qu’ils ne peuvent fonctionner sans un calme presque absolu. Un écrivain qui ne dispose que de deux heures par jour peut écrire à l’arrière d’une camionnette au beau milieu de l’autoroute. Un des problèmes, quand on écrit, c’est qu’un écrivain, s’il n’a rien d’autre à faire, peut travailler quatorze heures par jour, comme John Jakes quand il écrivait tous ces romans sur les Kent. Et parce qu’il le peut et qu’il n’en a pas envie (qui en aurait envie ?), il a tendance à ne pas se lancer. L’écrivain qui n’a que deux heures pour écrire travaille dur, en partie parce qu’il sait que, dans deux heures, il devra arrêter, malgré toute la pression exercée par sa conscience pour lui faire achever le chapitre trois.

En troisième et dernier lieu, un emploi permet à l’écrivain de consacrer tout le temps qu’il veut à un gros projet. Son emploi le fait vivre, de telle sorte qu’il ne dépend pas de l’achèvement de son travail pour se payer à manger et régler son loyer. Par un paradoxe qu’aurait savouré G.K. Chesterton (encore un journaliste), le travail apporte la liberté. J’ai employé la liberté que m’a donnée le mien pour écrire Le Livre du Nouveau Soleil.

— Gene Wolfe, le Château de la loutre