Pourquoi écrire semble-t-il si angoissant à de bons lecteurs ? Au moins pour deux raisons : la comparaison avec les écrivains que l’on admire et que l’on ne pourra jamais égaler ; la peur de se confronter concrètement à sa propre médiocrité devenue tout à coup visible comme un visage ayant perdu le masque. Avant de parvenir à se persuader que l’on est rarement bon en soi, mais seulement bon par rapport à ce qu’il y a de passable en nous, il est nécessaire de casser l’idole que tout écrivain en herbe porte en lui. Rien de plus efficace que la frustration. Combien de temps ai-je passé sur des manuscrits raturés, surchargés de corrections, les feuilles volant tour à tour dans la corbeille à papier ? Aujourd’hui, ce serait devant l’écran blanc. Naïvement, je voulais atteindre une sorte de perfection mythique, réservant un sort à chaque mot, densifiant le texte jusqu’à le rendre obscur, contradictoire, ridicule… Comme beaucoup de débutants, j’étais tendu, effrayé par mon obstination inutile, rageur et prêt à m’assommer à coups de poing. Il n’y a pas pire disposition pour rater quoi que ce soit. À force de pousser au pire, je me suis lassé d’une telle tension, j’ai fini par me laisser aller, par écrire presque n’importe quoi. De ce n’importe quoi est sorti du passable, puis du meilleur, comme si la fatigue avait fini par relâcher les muscles du corps, la tension du cerveau, les mâchoires de l’autocensure, libérant une sorte de seconde nature et de seconde voix qui étaient plus miennes que les miennes, si je puis dire.
— Georges Picard, Cher lecteur