Prenons l’exemple du passé simple. Il a été très désaimé au XXe siècle. Roland Barthes (1915-1980) considérait que derrière lui « se cache toujours un démiurge, dieu ou récitant », bref « l’image d’un ordre ». Annie Ernaux (née en 1940) se fait la continuatrice de cette répulsion lorsqu’elle déclare : « Je suis d’accord avec Barthes quand il dit que le passé simple signifie, proclame avant tout : “Je suis la littérature.” » Quant à Christian Prigent (né en 1945), il pousse plus loin le discrédit esthétique en disant : « Je vois mal comment on peut aujourd’hui utiliser le passé simple sans rire. »
Ce désamour du passé simple s’inscrivait en réaction contre un style jugé trop classique, une fiction trop sûre d’elle-même et une époque éditoriale particulière. Notre intelligence créative ne gagnerait rien à perpétuer éternellement cette condamnation (ou cette ironie). Je n’ai guère envie de défendre le passé simple en tant que tel, ce serait aussi peu fructueux que de le persécuter. Je préfère conclure des citations précédentes non qu’il faut l’éradiquer, mais qu’il faut être conscient de l’effet « littéraire » que le passé simple imprime à un récit, à la fois un peu glaçant, et par ailleurs assez enchanteur, car rappelant les récits d’enfance.
Une issue serait de se chercher d’autres ennemis. Je pense que beaucoup d’écrivains de ma génération sont maintenant fatigués du présent de l’indicatif, par exemple. L’autre solution peut être de transplanter dans un autre terreau les anciennes techniques stylistiques. Utiliser le passé simple dans un contexte inhabituel afin de voir ce que donnent ces techniques si on les courbe dans des directions inattendues. Une autre attitude consiste à en rire, voire à les pousser à l’excès. Enfin, on peut ne pas s’en occuper du tout, car l’enjeu du texte se passe ailleurs, comme l’a compris Sarraute en relisant Kafka.
— Sophie Divry, Rouvrir le roman