L’histoire se complique, parce qu’il s’y mêle un écrivain, Iakoub Khadjbakiro, et que, lorsque le monde lui déplaît sous tous ses angles, l’écrivain, sur le papier, métamorphose le tissu de la vérité. Il ne se contente pas d’énoncer, sur un ton d’amertume dépitée, ce qui l’entoure. Il ne reproduit pas trait pour trait l’élémentaire brutalité, l’animale tragédie à quoi se réduit le destin des hommes. S’il procédait ainsi, il se dégoûterait vite, il se lasserait. Il composerait seulement de petits tableaux anecdotiques, il étofferait médiocrement la médiocre réalité. Il n’éprouverait aucun plaisir à son art et vite cesserait d’écrire. Au lieu de cela, il choisit, de la vie réelle, les brins les plus ténus, ombres et harmoniques, et à ses souvenirs il les entremêle, à des visions qu’il a eues pendant son sommeil et qu’il chérit, à son passé il les entrelace, aux impatiences, aux erreurs, aux croyances déçues de son enfance. Selon son humeur il reconstitue et remodèle, dans sa tête, ce qu’il a vu.
Aux hideurs de l’actualité Iakoub Khadjbakiro avait coutume, dans ses livres, de substituer ses propres images absurdes. Ses propres hallucinations partiales, inquiétantes et inquiètes. La plupart du temps, mais pas toujours, évidemment, il obéissait à des règles logiques. Il dépeignait le monde contemporain, sur les mots il réfléchissait son expérience personnelle, il scrutait sa génération, celle qui s’était sabordée dans la veulerie et les renoncements. À son avis, les rêves contenaient des clés indispensables pour comprendre l’état du monde, pour apprécier les données de l’époque historique, le niveau moral auquel l’humanité stagnait depuis des siècles. C’est pourquoi, en son analyse des choses, il incluait de vastes portions oniriques de l’univers. Sur ses portraits d’hommes et de femmes il greffait des comportements somnambulaires, des modes nocturnes de pensée. À ses personnages il prêtait des desseins saugrenus, proches de la folie. Iakoub Khadjbakiro semblait travailler sur d’abstraites fantasmagories, mais soudain ses mondes parallèles, exotiques, coïncidaient avec ce qui était enfoui dans l’inconscient du premier venu. Soudain, par le souterrain des mirages, on débouchait sur la place principale de la capitale. On se retrouvait bel et bien à Chamrouche, avec sa vie quotidienne touffue, banale, et avec les millénaires cancers toujours actifs en chacun, les millénaires barbaries, les millénaires reculades. Exotique est le terme que l’on applique à des particules déconcertantes, mais fondamentales, de la matière.
Lire un roman de Iakoub Khadjbakiro revenait souvent à voyager sans tenue de sauvetage, périlleusement, à travers les hantises et les hontes de notre temps, au cœur de ce que refoulent et nient les gens qui passent. Au cœur des mauvais rêves de Chamrouche. Mais Iakoub Khadjbakiro vivait aussi sa propre histoire. Elle pouvait se définir ainsi : il souffrait de rédiger des ouvrages peu conformes au goût du public, remplis d’énigmes que peu de lecteurs décortiquaient, des textes pour oiseaux perdus qui ne lui assuraient aucun succès et lui attiraient la réprobation des services frondistes. Il aurait voulu bâtir un livre plus efficace, où la poésie ne s’interposeraient pas entre lui et sa dénonciation de l’idéologie dominante, une œuvre sans décalages, sans chimères, sans emboîtures. Il projetait d’y consacrer toutes ses forces, d’y sacrifier la paix relative de son existence. Mais il ne réussissait pas à mettre en pages, sans métaphores, sa répugnance, la nausée qui le saisissait en face du présent et des habitants de ce présent. En outre, écrire selon la mode du jour, selon les canons en vigueur, correspondait pour lui à une lâcheté dont il ne voulait pas se salir la conscience. À une capitulation devant la forme, les couleurs, la respiration, l’intelligence, la sensibilité et la langue mensongères d’un système où rien n’était innocent et impollué.
Avec Iakoub Khadjbakiro on aborde donc l’histoire d’un homme qui vit dans l’angoisse de ne pas être limpide, un homme que le réel obsède vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et qui pourtant s’exprime de manière ésotérique, sibylline, en logeant ses héros dans des sociétés nébuleuses, à des époques inconnaissables.
— Antoine Volodine, Alto solo