Il en allait de même avec les romans. En cette année de première, notre programme scolaire recouvrait la littérature des XVIIIe et XIXe siècles — mais je m’étais déjà procuré le volume consacré au XXe siècle, dans cette même collection « Lagarde et Michard » qui présentait chronologiquement les grands auteurs et leurs œuvres. Toujours porté aux classements, j’avais remarqué que Proust, Gide, Valéry et Péguy occupaient le plus grand nombre de pages, comme s’il s’agissait des quatre principaux écrivains modernes. J’avais également noté que Louis-Ferdinand Céline (considéré par mon oncle Albert comme le meilleur romancier français du XXe siècle) n’apparaissait que brièvement dans ce manuel. Au contraire, l’école du « nouveau roman » faisait l’objet de maints développements qui la désignaient comme le mouvement majeur de la littérature contemporaine.
Bien qu’ils fussent encore jeunes, Marguerite Duras, Michel Butor, Claude Simon, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute apparaissaient comme les successeurs incontournables des plus grands écrivains du passé. Comme je l’avais déjà observé pour Boulez ou Stockhausen, des spécialistes autorisés avaient inscrit d’emblée leurs noms au cœur de la grande Histoire ; et ces recommandations donnaient l’impression que la modernité se répétait sans fin, identique à elle-même. Ainsi, tous ces auteurs poursuivaient, plus radicalement encore, la rénovation du roman entreprise au début du siècle. S’efforçant seulement d’aller « plus loin » que Proust, Kafka, Joyce ou Faulkner, ils avaient aboli davantage encore la chronologie, le personnage, l’intrigue, le sens, pour concentrer toute leur attention sur l’invention d’une écriture nouvelle.
Pourtant, ces épais romans me semblaient totalement incompréhensibles. À la bibliothèque municipale, j’empruntai L’Herbe, Les Gommes, La Modification, mais je n’y retrouvai aucun de ces enchantements ni de ces surprises qui faisaient, à mes yeux, la saveur de l’art. Nulle vérité troublante, nulle beauté imaginaire n’accrochait mon attention pour m’entraîner d’une page à l’autre ; et l’impression s’aggravait encore dans le chapitre suivant consacré à la Nouvelle Critique : toute une littérature qui semblait se contenter de commenter la littérature. Pis encore, ce manuel scolaire ne me laissait pas supposer que le roman contemporain ait pu suivre d’autres voies, en France ou ailleurs ; je préférai donc m’en retourner vers les histoires loufoques d’Alphonse Allais ou l’étrange monsieur Plume d’Henri Michaux.
Dans ce rapide survol de la modernité officielle, je m’arrêtai seulement à une série de photographies en couleurs illustrant le chapitre consacré au « nouveau théâtre ». L’une représentait deux hommes enfoncés dans des poubelles d’où ressortaient leurs têtes clownesques. Sur un autre cliché, une vieille femme émergeait d’une énorme mamelon, en tenant au-dessus d’elle une parasol. Quelque chose de drôle, d’étrange, d’inattendu m’avait immédiatement fasciné dans ces images. Sans plus tarder, je dévorai En attendant Godot et Fin de partie de Samuel Beckett, qui devint ma nouvelle idole. L’écrivain irlandais installé en France, présenté par Lagarde et Michard comme une des pères du « nouveau roman », possédait les qualités étrangères à ses émules : ce goût de raconter, cette fantaisie dans l’invention, cette liberté, et surtout ce rire qui exprime le plaisir de l’esprit — tout comme la volupté visuelle ou auditive prolonge le mystère de la peinture et de la musique.
— Benoît Duteurtre, l’Été 76