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Que l’on n’imagine pas les observateurs parfaitement insensibles à ce qu’ils observent, et parfaitement froids dans le récit qu’ils en donnent. Nos dissensions proviennent souvent de notre empathie. Si par ailleurs nous consignons principalement des faits biologiques, sociaux ou médicaux, nous sommes également divisés sur la dimension métaphysique de leur périple, et du nôtre. Des questions reviennent, de manière lancinante, au moment de nos repas, et aucun d’entre nous n’a encore trouvé de réponse satisfaisante. Où vont-ils et d’où viennent-ils ? Sont-ils ou non des hommes ? L’ont-ils été auparavant ? Le deviendront-ils un jour ? Sont-ils nés ici ? Fut-il déjà d’autres terres qu’ils ont parcouru que ces landes ? Que ce désert qui semble, à chacun de leurs pas, s’accroître démesurément ? La plaine, le désert, et parfois les montagnes, par temps de canicule comme par temps de pluie. Avec si peu d’eau, si peu de forces, et la marche toujours, vers ce lieu que nul ne connaît, depuis ce point que chacun ignore. Il n’est pas sûr en réalité que des réponses puissent être trouvées à ces questions. Ni qu’elles soient même imaginées. Par exemple, d’où viennent-ils ? Ils ne semblent pas venir d’un autre lieu que celui où ils se trouvent. Et ils ne semblent pas devoir aller dans un autre lieu que celui qu’ils arpentent. Mais il n’est pas pour autant impossible qu’ils aient vécu auparavant une vie dite normale, avec femmes ou maris, enfants et parents, dans une maison familiale sur la bordure d’une route dans un pays dit civilisé ; et même pourquoi pas dans l’appartement d’une ville, dans ces immeubles où vivent les êtres humains, avec une vue sur le ciel et des oiseaux volant au-dessus des toits. Rien ne permet de l’infirmer ou de l’affirmer. Il est possible aussi qu’ils soient nés en route, mais que leurs parents, grands-parents, peut-être arrière-grands-parents vécurent de cette manière. Il n’est pas impossible non plus qu’ils marchent vers cette vie-là, sans savoir ni où, ni quand, ni comment la trouver. Et que ce soit leurs petits-fils ou arrière petits-fils qui y parviennent. Ce qui revient à dire : peut-être ont-ils été des hommes ; peut-être ne l’ont-ils jamais été ; peut-être le seront-ils un jour ; et peut-être jamais. Peut-être sont-ils l’embryon d’une espèce inconnue, produite par dérivation sur l’arbre de l’évolution à partir d’une autre espèce animale que l’homme, ou bien d’elle. Peut-être sont-ils autre chose encore. Aucune certitude ne peut être énoncée. Voilà pourquoi des observateurs ont été envoyés, voilà peut-être pourquoi ils ne cesseront pas leur tâche avant d’avoir trouvé une réponse. La seule chose qui puisse pour le moment être affirmée est la suivante : ils s’avancent par groupes, parfois solidaires, parfois solitaires, sur ces terres qui ressemblent à des landes, ou à un désert, et qui paraissent, à chacun de leurs pas, s’accroître démesurément, si bien que nous ne pouvons en connaître les limites et qu’il paraît impossible qu’ils parviennent un jour à les gagner. De cette première règle, d’autres règles de fonctionnement ici notifiées assurent tant le processus que la discipline de la marche. Les observateurs, et à plus forte raison, les suiveurs, n’ont aucune idée d’où ils vont. Il peut être tout aussi envisageable que d’autres hommes apparaissent et les remplacent, ou que ceux-là disparaissent tous et pourquoi pas ensemble. Le vertige de ces questions a tendance à nous étourdir, comme étourdit généralement une interrogation sur un domaine dont l’on ne connaît pas les limites, et les étoiles en fournissent généralement le meilleur exemple. Il n’est pas non plus impossible qu’un jour, la pensée leur revienne, qu’ils se mettent à construire maisons, logis, usines, commerces, et qu’au milieu des landes une société se réédifie, que les maladies soient traitées, les cadavres enterrés, des temples construits à la grâce de dieux qu’ils se donneront alors. De leur périple peut-être racontera-t-on la même chose que celui qui fit, en d’autres temps, traverser la Mer Rouge à un peuple certes moins dépourvu que le leur. On fabulera que durant cette époque où les ancêtres marchèrent pendant des mois à travers les landes, ils suivaient un guide qui devait les conduire jusqu’à une autre terre, qu’on nommera alors la Terre. Peut-être même est-ce l’un d’entre nous qui sera ce guide. Nous aimerions être éternels pour percer le mystère de la fin.

— Olivier Demangel, 111