Devant la berge poussaient quelques pâles tournesols déjà fanés. Je me promenai au milieu de boutons-d’or, de trèfles et de balsamines et observai la vie des petites bêtes. Des papillons citrins et des papillons du chou se posaient sur des orties et des pissenlits, de petits coléoptères rouges montaient, en se débattant, le long des tiges de lamier poilues. Mêmes des libellules aux ailes bleu clair, apparemment attirées par l’eau, filaient à gauche et à droite. De minuscules lézards parvinrent à me détourner de mes problèmes. Les lézards se promenaient sur les pierres chaudes. Il était facile de les approcher. Leur façon d’ouvrir leur petite gueule et de mâchonner lentement me ravit. À l’endroit où leur mâchoire inférieure rejoignait le cou, j’observai une pulsation à peine perceptible, un morceau de peau luisant qui palpitait sans cesse. La contiguïté paisible des plantes, des animaux et des hommes me rappelait les leçons de religion à la maternelle. Un livre avec de belles histoires devait nous aider, à l’époque, à comprendre Dieu et le paradis. Dans ce livre, il y avait de merveilleux dessins illustrant le voisinage des bêtes et des êtres humains. Ces dessins, surtout, me plaisaient beaucoup ; de longues années durant, je les regardais souvent. D’énormes lions se reposaient dans l’herbe à côté de familles humaines. De beaux chevreuils passaient et regardaient des jeunes filles en train de se peigner les cheveux. Des léopards partageaient un pique-nique avec des vieillards à l’allure posée. Un ours blanc se penchait sur un nourrisson sans le déchiqueter. Le texte qui allait avec ces images disait qu’une paix aussi parfaite n’adviendrait que le jour où le royaume de Dieu aurait commencé. Même si, à l’âge de huit ans, j’ignorais ce qu’était censé être le royaume de Dieu, je croyais à ces images. Je me mis à aller de temps en temps au bord du fleuve pour vérifier si le royaume de Dieu avait déjà commencé. Mais à chaque fois, soit je ne voyais rien du tout, soit j’apercevais seulement quelques garçons plus âgés qui tiraient avec une fronde sur des moineaux ou enfonçaient des pailles dans le ventre des grenouilles pour le gonfler jusqu’à le faire éclater. Cela ne ressemblait pas à la paix, au contraire, c’était la guerre ordinaire que je connaissais depuis toujours. Soudain, j’entendis un bruit de moteur provenant d’un autre bateau. C’était un bateau de plaisance qui remontait le fleuve à petite vitesse. Il était rempli à craquer de gens embarqués pour une excursion d’une journée et dont certains me faisaient signe. Je fus gêné pendant quelques secondes, puis je répondis à leur salut. Les gens étaient assis sur le pont, serrés les uns contre les autres. L’image était aussi forte que la paix de Dieu enfin advenue. Tout en continuant d’agiter la main, je me demandai pourquoi c’était si beau, un bateau qui passe, rempli de passagers. Soit la beauté se dégageait du mouvement régulier du bateau glissant sur l’eau. Soit elle venait des petits drapeaux colorés qui s’agitaient au-dessus de la tête des passagers. Certes, elle pouvait naître aussi des vaguelettes qui se soulevaient à gauche et à droite de la proue du bateau et s’échappaient ensuite vers les rives. Il était possible aussi qu’elle fût engendrée par le doux ronronnement du moteur. Mais c’est la cinquième hypothèse qui m’impressionnait le plus. Dans celle-ci, la beauté était une sorte d’œuvre collective des passagers. Elle émanait de la joie tranquille de ceux qui gaspillent leur temps tranquillement. Je continuai de faire signe aux passagers, maintenant avec le ravissement de celui qui semble parfaitement au courant des raisons de la beauté. Au moment où le bateau était déjà presque passé, les passagers me communiquèrent leur envie de gaspiller du temps et de l’assumer. Je faisais une expérience intérieure pour laquelle je n’avais pas de mots. L’intuition était forte parce qu’elle arrivait au bon moment : j’avais le droit de me comporter à l’égard de ma vie comme quelqu’un qui écoute aux portes. Je pouvais tendre l’oreille et plonger le regard dans la réalité aussi longtemps que je voulais. Épier les choses et les événements ne me rendait pas arrogant. Par gratitude, je suivis le bateau pendant un petit moment. Sur le pont arrière, quelques enfants se moquaient de cet homme qui marchait à côté du bateau comme si c’était un tramway. Je me proposai de saisir la prochaine occasion pour écrire une petite nouvelle sur ce qui m’était arrivé. Finalement, je ne pus continuer à suivre le bateau à cause des roseaux qui s’épaississaient. Je fis demi-tour et retournai en ville. Je songeai : il te faut une femme, un appartement, un roman. Sur le dos d’une enveloppe, je notai les cinq raisons qui font qu’un bateau qui passe est beau. Tout à coup, ma décision fut prise. Je résolus de ne rien changer à ma situation pour l’instant. Je n’accepterais pas la proposition de Herrdegen. Je voulais continuer à être un reporter du soir, un apprenti exploité et un contremaître bien payé. Un jour, je saurais plus précisément ce que je devais faire ou non. Jusque-là, il me fallait avoir la témérité de gaspiller mon temps et de m’épier moi-même dans le temps qui passait.
— Wilhelm Genazino, Un appartement, une femme, un roman (trad. Anne Weber)