Dans cette chambre qui, à l’origine, avait dû être la salle à manger et sur laquelle donnaient trois portes à double battant, j’ai passé douze mois de mon existence, des mois que je n’oublierai jamais, des mois d’hiver, des mois d’été. J’ai su comment il fallait s’organiser dans cette chambre quand il faisait une chaleur torride, quand il faisait un froid glacial. À peine entré, je m’y enfermais toujours. Mon premier soin était de retirer les clefs pour que les rondelles de métal, en retombant, masquassent les trous des serrures. Car c’était un de mes désirs les plus vifs que de me sentir à l’abri, dans un lieu où seul j’avais le droit de pénétrer, un désir de repliement que je peux comparer à celui que j’ai eu également de posséder un terrain, même minuscule, mais si vaste puisqu’il m’appartenait à l’infini en profondeur, un terrain dans le sous-sol duquel j’eusse creusé un palais, quitte à empiéter sous les propriétés voisines puisque personne ne l’eût su. Mais tout cela est la jeunesse et il serait trop long de m’attarder ici sur l’extraordinaire floraison de désirs qu’elle fit naître en moi.

— Emmanuel Bove, « Monsieur Thorpe », Monsieur Thorpe et autres nouvelles