La sexualité ne faisait cependant pas partie de mon univers, car la sexualité incarne la vie ; et moi j’avais grandi dans une maison où la vie n’était pas bien vue, car chez nous, on aimait à être correct plutôt que vivant. Pourtant la vie entière est sexualité puisqu’elle se dilate dans l’amour, le désir et les échanges avec l’autre. Tout le processus de la vie est à situer sur le même plan que l’acte d’union sexuelle : tout ce qui vit pousse continuellement au mélange, à la pénétration mutuelle, à l’union, et toute séparation, division, dissociation et dislocation est, sans cesse et à chaque fois, la mort. Qui s’unit, vit, qui se tient à l’écart, meurt. Mais c’était là justement la devise sous laquelle était placée ma famille : Tiens-toi à l’écart et meurs ! La logique de cette formule, de ce commandement, est impeccable ; en effet, rien ne se fait moins remarquer par son incorrection que quelque chose de mort.

On pourrait le dire ainsi : j’étais trop correct pour être capable d’amour ; en fait, je n’étais pas même Moi, j’étais simplement correct ; car si mon vrai moi avait voulu se montrer, si peu que ce fût, dans le monde de la politesse et des formules, il serait aussitôt apparu comme gênant. J’avais pour seule fonction de me mettre à l’unisson de ce que je prenais pour le monde. Je n’étais pas Moi en tant qu’individu nettement délimité par rapport au monde qui l’entoure ; je n’étais qu’une particule conformiste de ce monde qui m’entourait. Je n’étais même pas un membre utile de la société humaine, je n’en étais qu’un membre bien élevé.

— Fritz Zorn, Mars (trad. Gilberte Lambrichs)