Mais il porte un regret sous la clarté retrouvée des réverbères et des lampes des carrefours. Il sait qu’il a quitté un séjour de paix, d’ordre et de sagesse, et qu’il va lui falloir affronter de nouveau la bousculade, courir où ses désirs le mèneront malgré lui, se gaspiller en des entreprises que son juge intérieur désapprouvera, sourd à l’excuse sans cesse présentée : rattraper le temps perdu. Était-ce vraiment du temps perdu ? Parce qu’il a été passé à l’écart de la vie, avec des livres, avec des réflexions sur des souvenirs, avec l’idée de la mort, peut-on le dire perdu, ce temps ? Et ce ferme propos de ne céder au désir que si l’objet de ce désir en vaut la peine, n’est-ce pas le précieux fruit de ce temps perdu ? Même les heures passées à « veiller sur les valides » n’ont pas été perdues. Avec tendresse nous avons veillé sur eux, tandis qu’ils dormaient tous, les bien-portants. C’est encore un avantage de la vie d’hôtel comparée à la vie du sanatorium : se sentir entouré de gens qui ne souffrent pas, qui ne songent pas à prendre leur température. Nous les voyions traverser l’hôtel comme une sarabande. On mangeait avec appétit, on buvait de bons vins, au restaurant de l’hôtel, et on ne s’ennuyait pas dans les chambres voisines de la nôtre. Au matin, quand j’allais m’assoupir, la voix du jeune mari sonnait la diane : « Diana ! Diana ! Lève-toi, Diana ! » Elle s’étirait, bâillait doucement, riait, un peu plus tard chantait. On entendait les moindres bruits. Ils sont restés huit jours sans que je les aie aperçus une seule fois, Diana et lui ; mais j’avais pu me faire, de Diana, une idée si nette que je crois que je l’aurais reconnue, à la voix, pas même : à un mouvement, à un soupir.
Je songeais à eux tous, sans tristesse ni envie. Tôt ou tard l’ombre sous laquelle je tremblais les rejoindrait. Ils avaient raison de se réjouir de leur jeunesse et de leur santé : c’était remercier le destin, ou les dieux, ou les parents qui leur avaient légué cette santé. Mais je pensais avec pitié à ceux d’entre eux qui regardaient cette phase, cet état passager de leur existence, comme leur vraie vie, la seule digne d’être vécue ; qui se faisaient un idéal et un mérite de leur force, de leur appétit, de toutes leurs qualités de jouisseurs, comme s’ils consistaient en ces choses ; qui se jugeaient eux-mêmes comme les aurait jugés un marchand d’esclaves, un agent de recrutement. « Bons pour le service du plaisir ! » Quelles dupes ! Et ce risible orgueil de la chair. Insectes sur l’ordure chaude, dans un rayon de soleil. Où seras-tu, fin bec, illustre gourmet, quand ton médecin t’aura prescrit les pâtes bouillies et l’eau minérale ?… Les côtelettes (ou les œufs ?) Demidoff, quel goût leur a-t-il trouvé, Demidoff, à son lit de mort ?
J’aurais voulu leur recommander de songer à l’ombre pendant qu’ils étaient dans le soleil — à cette ombre limpide où on se voit mieux, où on se voit jusqu’au fond (tous les souvenirs repris, jugés), où on a enfin le difficile plaisir de se connaître pour ce qu’on est, de se posséder, de se prévoir, de se corriger. C’est là qu’on fait l’apprentissage d’une nouvelle liberté : le fer n’est plus attiré par l’aimant, l’instinct ne se jette plus sur le plaisir, la flatterie perd son pouvoir sur la vanité, le patron de la barque n’est plus à la merci de l’équipage. On s’exerce, malgré soi, à délibérer, à attendre, à supporter. On dit bien : le patient. Et l’âme, sevrée du monde, grandit en force et en sagesse. Côté de l’ombre, de la vie contemplative, à laquelle, par degrés, on prend goût ; côté de la nuit étoilée. J’en arrivais à me demander si, dans la vie comme aux courses de taureaux, les meilleures places ne sont pas celles du côté de l’ombre.
— Valery Larbaud, 200 chambres 200 salles de bains