5. IZMAÏL DAWKES

Si l’on en croit ce qu’affirment les historiens dans leurs travaux les plus récents, la découverte des Dawkes eut lieu un samedi, le samedi 25 mai, vers onze heures du matin.

Sous le commandement de Baltasar Bravo, l’expédition était partie l’année précédente, et elle avait en vain tenté de se frayer un chemin jusqu’aux Dawkes avant les tempêtes de novembre. Quand le vent froid avait commencé à se déchaîner, les explorateurs s’étaient repliés, pour hiverner, au 12 de la rue du Cormatin, où le capitaine avait une cousine qui sous-louait une chambre. Tous s’y entassèrent sans maugréer, faisant contre mauvaise fortune bon cœur. Mais assez vite, en raison des privations et de la promiscuité, l’atmosphère devint insupportable. Le blizzard gémissait jour et nuit. Sa plainte rendait fou. Les volets claquaient ; ceux qui sortirent de la maison pour les attacher ne revinrent pas. Les semaines passaient avec lenteur. Plusieurs hommes moururent du scorbut. D’autres, enhargnés par la faim, s’entre-tuèrent. L’idée de la mutinerie fermentait dans tous les esprits, et, pour l’éteindre ou l’affadir, il fallut que Baltasar Bravo fît surgir magiquement de la viande. La cousine et un mousse furent découpés en lamelles et mangés. Quand l’hiver s’acheva, seuls douze gaillards, sur les trente-deux du départ, avaient survécu. Ils reprirent leur progression, affaiblis et désormais obsédés surtout par l’idée du retour. Baltasar Bravo avait perdu son enthousiasme des premiers mois ; à présent, une mélancolie cynique le gouvernait. Ainsi diminués, ils marchèrent longtemps sans route précise, se guidant sur leurs colères ou sur des défis qu’ils se lançaient après avoir bu. Quelques décès ponctuèrent la monotonie du voyage. Un matelot, il est vrai de constitution chétive, s’empoisonna avec de la nourriture qu’il avait ramassée sur un terrain vague. Un deuxième se brisa les deux jambes en tombant dans un escalier ; on dut l’abattre. L’aide de camp de Baltasar Bravo disparut sans laisser de trace. Deux jours après le début du mois de mai, et alors que pourtant les cartes indiquaient qu’on avait découvert le chemin qui menait aux Dawkes, un malheureux se laissa submerger par l’amertume et se pendit.

Le 25 mai, environ une heure avant midi, Izmaïl Dawkes vit arriver devant chez lui une petite huitaine de silhouettes inidentifiables, dont seule une couche de guenilles témoignait qu’elles entretenaient une relation avec l’espèce humaine. C’était un samedi, Dawkes profitait de son congé pour laver sa voiture. Il interrompit sa besogne, ferma le robinet d’eau et regarda venir à lui Baltasar Bravo, qui s’était détaché de la troupe. Le découvreur se présenta. Il avait énormément régressé au niveau linguistique, et son haleine était fétide. Izmaïl Dawkes recula un peu, sans tordre ni ouvrir la bouche. Il n’était pas bavard de nature. Baltasar Bravo se méprit sur ce qui motivait son recul et, pour l’amadouer, fit déballer par ses hommes les cadeaux qu’ils avaient pieusement transportés pendant leur périple : des maillots de corps propres, un sextant dont personne n’avait jamais connu le mode d’emploi, des boucles d’oreilles en verre teinté, un jeu de mah-jong dont il ne manquait que six dominos, des échantillons de rouge à lèvres, une boîte d’élastiques multicolores. Ils posèrent tout cela à deux mètres de Dawkes, qui les observait sans montrer d’émotion particulière.

De l’autre côté de la rue, le frère de Dawkes, Faïd, avait fait son apparition. Il tenait contre sa hanche une carabine de chasse.

– Besoin d’aide, Izmaïl ? demanda-t-il.

– Non, dit Dawkes.

Après un moment, il alla chercher dans le garage un pneu de vélo qu’il posa devant Baltasar Bravo. Le pneu avait encore des reliefs et, à un endroit, on avait noué dessus une portion brunâtre de chambre à air. C’est cet objet qui fut rapporté par les aventuriers. On peut le voir dans le musée des Découvertes, et longtemps il constitua la preuve unique de l’existence d’un passage vers les Dawkes.

Baltasar Bravo et Izmaïl Dawkes restèrent cinq minutes l’un en face de l’autre, chacun ayant répondu au geste amical de l’autre, puis, comme ils n’avaient rien à se dire, ils se séparèrent.

— Antoine Volodine, Des anges mineurs