DANS L’ANTRE SOUTERRAIN

Très tôt, Ull se dégagea de sa couverture élimée, alluma une bougie, ouvrit la porte gémissante et sortit du trou pour voir ce que donnait le temps. Il n’y avait absolument pas de vent et les étoiles brillaient dans la nuit claire.

Il retourna dans l’antre pour faire du feu et, surtout pour savoir où en était Johann. À la lueur de la bougie déplacée, il le trouva assis, raide, entre ses couvertures tièdes, figé.

« Comment vas-tu ? demanda Ull, et il le regretta aussitôt.

— Mal, très mal, fut la réponse immédiate. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Je le sens encore à la tête, dans le cou, dans le dos. Je ne peux vraiment pas supporter ce vent de glace.

— Il n’y a plus de tempête de neige. Plus un souffle de vent.

— Oui, mais il peut revenir. Ça coupe la respiration. Et puis, cet affreux sérac !

— On fera le tour. On a bien rebroussé chemin quand la tempête est devenue mauvaise, non ?… Est-ce que nous n’avons pas déjà fait des ascensions, en Suisse ?

— Oui, mais la montagne n’était pas si haute. Et j’étais plus jeune, à l’époque.

— Alors que maintenant, vu ton grand âge… » (Il avait vingt-trois ans.) « Tu racontes des bêtises… tiens, même le feu l’a remarqué, il s’est éteint. »

Il se mit à souffler pour le ranimer. Johann, lui, demeurait dans la même posture, immobile. Inamovible. Rien ne pourrait plus le mouvoir.

Le feu… qu’avait-il donc remarqué ? Cela n’était qu’un signe, un écho de ce qu’il sentait à présent : que c’en était fini du pouvoir qu’il avait sur Johann.

Le feu flambait maintenant. Mais il correspondait cette fois à un autre feu, celui de la colère démesurée qui montait en lui.

« Alors, tu abandonnes, tu laisses tout tomber ? »

Dans le vide sépulcral, après un temps d’attente :

« Oui. »

Silence.

« Et tu crois peut-être que toutes tes maudites saloperies de maladies imaginaires…

— Méprise-moi si tu veux, mais je ne peux pas continuer.

Alors Ull se mit à rassembler à la hâte ses affaires et à se préparer au départ. Il serait donc forcé d’affronter seul le glacier — entreprise presque folle ; un compagnon était pratiquement indispensable, même si ce n’était qu’un compagnon médiocre. (Car cela n’exige pas de dons particuliers d’assurer en second. Le poids d’une personne à lui seul suffit ordinairement, surtout si cette personne est aussi lourde que Johann.) Mais il n’avait qu’à se débrouiller seul… toute la peine qu’ils s’étaient donnée pour le convaincre n’avait servi à rien. Il se retourna encore contre Johann, mais uniquement pour lui lancer de violentes injures auxquelles celui-ci tendait le dos, muet, comme un chien que l’on bat, conscient de sa faute, et qui attend, humilié… que le printemps revienne.

Et il vit Ull sortir, hisser devant lui son sac par l’entonnoir de neige, puis lancer le piolet, enfin suivre lui-même avec la lanterne, et la nuit retomba sur l’antre souterrain.

Dehors aussi, il faisait nuit. La lune ne donnait pas à cet endroit. Une des gigantesques épaules de la montagne la dissimulait ; sans lanterne, Ull ne serait pas allé loin ; à peine s’était-il éloigné du refuge de quelques pas que, déjà, la pente de neige durcie exigeait de celui qui l’attaquait qu’il fût encordé et expérimenté.

Alors, une voix lui parvint ; plus chaude, plus vivante qu’il ne se rappelait celle de Johann (qui avait dû sortir, au moins partiellement, du trou) et qui lui adressait un salut et des souhaits amicaux.

Mais Ull, dans sa colère, ne répondait plus.

— Ludwig Hohl, Ascension (trad. Luc de Goustine)