Plus loin encore, d’autres chalands chargés de ferraille attendent qu’on les décharge. Cela semble aussi incompréhensible qu’ils soient utilisés au transport de vieilles poutrelles, d’escaliers de fer tordu, de tôle ondulée, de chaudières rongées par la rouille, que ces trains qui barrent parfois durant une heure les passages à niveau à celui du sable ou des pierres. Dans l’enchevêtrement de cette ferraille, on reconnaît des wagons que l’on n’imaginait pas devoir être transportables, des châssis dont les trous réservés aux boulons sont vides, des signaux, des carcasses de barque, des chevaux de frise, des fils télégraphiques liant tout cela, des machines agricoles qui furent neuves, huilées, livrées avec soin, dont les poignées furent enveloppées de papier, qui eurent une valeur sur les catalogues. Les formes multiples et compliquées de cette ferraille, le cercle des roues, les pas de vis, la ligne droite d’un levier n’ont pas plus de valeur que celle du minerai sortant de la terre. Toutes ces machines emmêlées les unes aux autres ne sont plus que du fer brut que l’on vend au kilo. Les gens qui en connaissent le prix doivent être étranges. Alors qu’aux jours de repos, peu de chose rappelle aux fonctionnaires leur profession, eux ne peuvent sans doute pas se promener sans estimer les balustrades, les réverbères et les ponts de fer. Quand une statue de bronze ou le triton d’un bassin disparaît, c’est dans leur corporation que la police cherche le voleur. On se demande, devant ces tonnes de ferraille, comme devant la hotte d’un chiffonnier, ce que cela peut bien valoir. On passe par tous les prix ; on les compare à ceux des objets de première nécessité ; on s’interroge pour savoir si cinq kilos de plomb valent une cravate. Il vous apparaît que c’est un monde mystérieux que celui où tombent toutes ces choses qui furent neuves, que l’on eût pu transporter dans son jardin, avec lesquelles votre maison eût pu être consolidée. Devant une de ces machines, comme devant la plus vieille automobile, on se demande maintenant si on l’achèterait pour deux francs. Et ceux qui ont songé parfois à la vente au kilo des métaux, de voir soudain tant de tonnes en face d’eux, sont pris d’un doute et se demandent si elles sont vendues ou bien si, au contraire, on a payé pour s’en débarrasser.

— Emmanuel Bove, Bécon-les-Bruyères