Après le temps de la cueillette et la civilisation des campagnes, l’histoire moderne s’est inventée dans les villes. De l’an 1000 à l’an 2000, tous les progrès de l’esprit et de la civilisation ont jailli au cœur des cités, dans ces carrefours propices à l’émancipation de l’esprit humain, à l’abolition des vieilles croyances et à l’invention.
Au milieu du XXe siècle, les grandes villes ont été frappées par une maladie brutale et, dans le même temps, les campagnes ont achevé de mourir, touchées par le même symptôme. On a vu grandir partout — entre ville et campagne — un nouveau monde plus conforme au mouvement économique exponentiel, devenu la seule folie de l’humanité. La soumission de plus en plus totale au système de production a exigé l’extension d’immenses banlieues regroupées selon leurs activités : centres commerciaux, aires de travail, quartiers résidentiels. Une fonctionnalité rapide s’est substituée à toute forme d’architecture : cités, lotissements, halls en matériaux préfabriqués aménagés en espaces de bureaux, de stockage ou de vente, entourés de parkings et juchés d’enseignes lumineuses. D’Amérique en Europe, le même paysage s’est étendu le long des autoroutes et aux abords des villes, d’où émerge parfois un quartier ancien transformé en centre historique. La civilisation des banlieues — plaquée sur l’ancienne carte comme la barbarie sur le monde romain — a favorisé l’apparition de nouveaux archaïsmes : sectes, groupes ethniques, tribus, toutes distinctions que la ville avait heureusement abolies.
Tandis que les agglomérations s’étendaient, les anciennes campagnes adoptaient le style bon marché du monde banlieuisé. Glissant rapidement d’une superstition à l’autre, elles s’attachaient aux signes les plus sommaires de la modernité : nécessités supérieures de la circulation des véhicules, câblage de la population, consommation de produits industriels, oppositions tribales (touristes, écolos, autochtones…), transformation de toute surface en chantier d’intérêt, développement de puissants moyens techniques exigeant un travail hâtif et grossier ; collaboration des vieux tabous et des nouveaux fétichismes.
Dans la vallée, chaque samedi après-midi, un bataillon de débroussailleuses entonne son chœur grésillant. La montagne garde un bel aspect, mais il ne subsiste pas grand-chose du contraste profond des villes et des campagnes qui enchantait mon enfance. Les comportements et les ustensiles sont les mêmes. Pourtant c’est dans ce monde-là que je vis et il faut bien que je le préfère, que j’établisse la liste de toutes les beautés qui subsistent. Il m’arrive chaque jour, au détour d’un chemin, de sentir la fraîcheur odorante de la montagne. J’aime ces lumières sur les forêts, ce tintement de l’eau sur les pierres. Au coucher du soleil, je contemple toujours le dessin de la vallée — quoique l’abondance de luminaires ait fait disparaître la nuit de cette contrée ; ce relief sombre des montagnes qui me fascinait quand j’étais petit. Pour retrouver la nuit, il faut que je me retire un peu plus loin.
Les vaches des fermes ont disparu, mais d’autres vaches ont fait leur apparition. Elles arrivent par camion au début de la belle saison. Engraissés dans les grandes exploitations des plaines, les troupeaux de boucherie sont dispersés dans les pâturages où il doivent acquérir leur label de bovins « élevés au grand air ». Jusqu’à l’automne, ils déambulent, leur numéro de matricule à l’oreille. Selon certains spécialistes, ces vaches nouvelles seraient plus sauvages, voire plus hostiles à l’égard des humains. Les éleveurs approchent leurs bêtes avec crainte et préfèrent les gérer à distance, en attendant la livraison de l’ensemble du troupeau à la boucherie. À ce qu’il me semble, elles n’ont pas tellement changé. Leur regard est seulement un peu plus vif que celui des vaches d’autrefois, trop lentes, trop paysannes. Ce sont des vaches contemporaines — à la fois plus frustes et plus perturbées par leurs conditions d’élevage. Un peu comme les enfants d’aujourd’hui (ceux de la ville, ceux du village aussi) plus rapides, plus vifs, plus branchés que les petits paysans d’autrefois. Un peu comme nous tous, un peu plus rapides, un peu plus libres, un peu plus branchés, un peu plus efficaces que nos ancêtres — mais aussi beaucoup plus nerveux.
C’est dans ce monde-là qu’il nous reste à tapoter sur nos ordinateurs ; à respirer un instant sur la terrasse en regardant les arbres dans le ciel rose du soir, en écoutant les cascades qui nous inspirent encore et le meuglement d’une vache semi-sauvage qui contient des messages plus intéressants que le programme d’assainissement communal. C’est là que je bois un verre avec un groupe de néo-paysans, au bistrot du village où l’on parle de TF1 et de Canal + ; ici que je regarde les autos passer comme des bestioles de basse-cour, les forêts hâtivement replantées comme des bosquets dans cette exploitation plus grande et domestiquée qu’est devenue la terre entière ; mais où, près de la clôture, on aperçoit encore quelques jolis coins de terre et de ciel.
— Benoît Duteurtre, À propos des vaches