Claude-Alain Mercœur songeait à cela, tout en pestant contre l’agitation insolite qui régnait autour de lui. Il aimait le bar de la Limace pour son calme discret, son allure vieillotte, et la société à peu près supportable qui y fréquentait. Les fâcheux étaient si nombreux en ce bas monde !
Il avait surtout en horreur les gens pressés. Si depuis une bonne dizaine d’années, il avait pris l’habitude de ne se lever qu’à des heures tardives de la soirée et de ne sortir de son appartement qu’à la nuit, c’est qu’il ne pouvait tolérer une humanité en perpétuelle ébullition. De jour, la ville était pleine de personnages toujours courant à leurs « affaires » (étrange manie). À partir de la dixième heure du soir, du moins, ceux qui désertaient leur logis n’avaient d’autre souci que de converser et ne vous rasaient point de leurs histoires d’intérêts.
Il but du bout des lèvres son cocktail.
Sa soirée commençait vraiment bien ! Les clameurs des marchands de journaux l’avaient réveillé plus tôt que d’habitude ; dans la rue, dix voitures avaient manqué de l’écraser et ici il n’était pas possible de se recueillir ni de réfléchir !
Et cependant Claude-Alain Mercœur avait besoin ce soir de toute sa lucidité d’esprit. Car il songeait que tout à l’heure, le club, son cher club, dont il était le secrétaire général — à vie ! — devait se réunir afin de discuter sur la situation nouvelle et prendre peut-être les plus graves décisions. Lui-même, il en avait impérativement convoqué tous les membres. Quelle serait donc son attitude ?
Certes, depuis longtemps, il avait renoncé à diriger si peu que ce fût les événements. Il s’en remettait au hasard ou à la fatalité du soin de conduire son existence. Il redoutait les résolutions trop nettes et cette crainte était légitime car aussitôt sa volonté fixée, il s’empressait de lui désobéir.
Mais ce soir, il s’agissait cependant de vaincre sa répugnance. Il ne pouvait se dérober à ce devoir. Sa vie même n’était-elle point concentrée tout entière du reste sur la petite assemblée dénommée par ses membres même Le Club des Neurasthéniques ? Là seulement il pouvait rencontrer quelques échantillons d’humanité aptes à comprendre son état d’âme, blasés, désenchantés ainsi que lui-même et dépourvus de toute ridicule ambition. Là seulement il se sentait dans une atmosphère sympathique.
— René Dalize, le Club des neurasthéniques