Sur la place, juste en face l’église, d’une maison à étage des femmes sortaient différentes affaires. Elles pleuraient et se lamentaient. Une grande affiche jaune annonçait, dans un langage de circonstance, que les biens de M. Dupont allaient être vendus aux enchères, pour non-paiement de dettes. Dans la cour, on avait déjà entassé assiettes, oreillers, moulin à café, vieille cuisinière, fauteuil à trois pieds et buffet. Le monde commençait à affluer. D’abord intimidés par ce qui se passait, puis plus hardis, et enfin carrément insolents, les gens venaient regarder, fouiller dans les affaires. Ils s’asseyaient dans le fauteuil, faisaient grincer les portes du buffet, tournaient le moulin à café. Deux petits garçons se trouvaient là et contemplaient, sans une larme, les objets parmi lesquels ils avaient vécu.

Je retournai au château.

Là, on n’avait encore rien sorti. Le célèbre, le fier mobilier de Roquenval n’était pas encore devenu la risée des badauds. Tout était à sa place. Pourtant, Praskovia Dmitrievna se mourait à Paris, et les vers rongeaient les poutres des vieux plafonds. La maison n’était pas encore tombée comme la maison Usher, et de toute façon, il n’y avait aucune légende derrière ses hauts murs couverts de mousse. Simplement, c’était l’automne, je rentrais à Paris. L’été se détruisait, et l’esprit de ces vieux restes qui ne m’appartenaient pas, mais que j’étais le seul à aimer, s’envolait. Les impressions s’estompaient, les images se brouillaient. L’avenir m’apparaissait de plus en plus nettement : l’université, maman, le nouvel appartement, peut-être un rendez-vous avec la belle-mère de Jean-Paul, peut-être une carte de Jean-Paul lui-même, venant d’Alexandrie, de Lima ou de… Moscou. Peut-être, aux obsèques de la grand-mère, une rencontre défendue avec Kira. Tout cela semblait si agréable, si ordinaire : je savais que cela aurait lieu, que c’était possible.

Je ficelai mes livres, fermai ma valise, dis au revoir à M. Moris, et aussitôt tout ce que je quittais se couvrit d’un silence triste, désespéré : nos chambres, et les salons aux meubles couverts de housses, et l’escalier. Dans le chuchotement infini de l’automne, le parc, lui aussi, s’engloutissait dans le silence. Le portail claqua une dernière fois et se tut, la clef grinça. Mon allée demeurait muette derrière moi. Elle ressemblait ce matin-là à un monument élevé pour perpétuer une réalité depuis longtemps disparue, qui n’existait plus ni ici ni dans mon pays : nulle part au monde.

— Nina Berberova, Roquenval. Chronique d’un château (trad. Luba Jurgenson)