Peut-être vivons-nous sous le règne d’une économie d’escroquerie. Notre époque a placé en tête de ses valeurs le culte de l’entreprise, la progression des courbes et des pourcentages : symboles sacrés qui permettent de tout exiger, de tout justifier, y compris l’appauvrissement d’un très grand nombre. Dans ce monde accroché à ses graphiques, le dynamisme économique peut se traduire par la détresse de ceux qui perdent leur travail, voient fondre leurs revenus et leurs avantages sociaux afin de garantir la « bonne santé des entreprises ». Transformé en service d’assistance aux plus démunis, le vieil État social-démocrate doit lui-même procéder à la réforme de ses administrations, en y insufflant l’esprit de concurrence et la notion de rentabilité. Les hommes d’affaires vont chercher plus loin une main-d’œuvre servile et meilleure marché ; et si les gens osent se plaindre de ce qu’ils perdent, on les accuse d’égoïsme face à des peuples encore plus pauvres, dont il faut désormais partager la précarité. Pour le reste, l’agitation frénétique de l’économie constitue le but qui autorise tous les traitements, tant que les chiffres progressent et que les escrocs ne se font pas pincer.

Dans la France des années quatre-vingt-dix, de jeunes fonctionnaires passés par les cabinets ministériels se sont réparti, comme un gâteau, les sociétés en voie de privatisation. Sous la protection de l’État, ils se sont improvisés gestionnaires d’anciennes entreprises publiques désignées soudain comme « archaïques ». Les nouvelles normes du capitalisme mondial ont imposé de leur accorder de juteux dividendes sous forme de stock-options, tout en amorçant le processus des fusions et restructurations qui, pour viser « plus grand », diminuent le nombre d’emplois. « Derrière chaque grande fortune se cache un grand crime », écrivait Balzac. De ce point de vue, rien n’a changé ; sauf peut-être l’absence de critique de ce capitalisme brutal, devenu naturel et incontestable ; sauf la noblesse que tant de commentateurs et des responsables politiques accordent désormais au simple fait de s’enrichir. La presse spécialisée brosse le portrait flatteur des nouveaux « hommes de l’année » : bandits des ex-pays soviétiques transformés en chevaliers de l’économie de marché, ministres reconvertis en conseillers des multinationales, milliardaires chinois enrichis par l’exploitation sans limite des ouvriers, dans le plus grand pays communiste du monde. Chacun sort le tapis rouge pour accueillir cette nouvelle classe de notables qui achète des clubs de football et fait exploser les prix dans les stations de ski de la Tarentaise ou les agences immobilières de la Côte d’Azur.

L’économie d’escroquerie envahit nos existences. Sa propagande mensongère annonce un monde meilleur, un regain d’emploi qui ne vient jamais mais qui exige toujours un effort supplémentaire. Elle augmente les revenus des plus riches, tout en invitant les plus modestes à se montrer « réalistes ». Ses offres tapageuses de crédits et d’abonnements variés prennent la forme de contrats qui enchaînent le consommateur, sans aucune possibilité de se dégager. Elle prédit des baisses de prix liées à l’harmonieuse concurrence, avant d’aligner — par le haut — les tarifs du gaz ou du téléphone sur ceux de la concurrence. Au nom de l’emploi, elle favorise l’essor des grandes chaînes de distribution, puis réduit le personnel des hypermarchés où chacun doit faire la queue, aux heures creuses comme aux heures pleines. Elle supprime les services en faisant croire qu’elle les renforce. […]

À chaque échelon, l’économie d’escroquerie vise la création de besoins inutiles, la réduction des charges, l’augmentation des profits et la mise en scène de tout cela comme un avantage ; elle alourdit le travail de quelques salariés, tandis que les plus démunis vivent d’allocations et que la classe privilégiée alimentent un commerce haut de gamme, lui-même surfacturé dans des proportions délirantes.

— Benoît Duteurtre, Chemins de fer