Ma destinée aura été vraiment d’une exceptionnelle ironie… Je puis le dire, moi seul qui me connais, moi seul qui sais ce que je suis, derrière mes lèvres vides et la peau morte de mes yeux, je puis le dire, avec un sûr orgueil : jamais il n’exista un être humain aussi profondément vivant que je le fus : mon esprit est un vaste réservoir de forces créatrices, de justice et de beauté ! Il y avait, il y a encore en moi un ardent foyer de pensées violentes et de bouillonnants désirs… J’ai connu toutes les audaces, et j’ai rêvé d’accomplir — et j’ai accompli — toutes les grandes choses… Non dans le rêve où tout se déforme, s’estompe en nuées, se dilue en vapeurs, mais dans la vie !… Personne ne fut plus que moi dans la vie, au centre de la vie, personne ne fut plus contemporain de soi-même, que moi !… Dans les lettres, dans les arts, dans la science, dans la politique, dans la révolution, j’ai participé à tout, et j’ai reforgé le monde à la forge inextinguible de mon cœur…

Eh bien ! je suis ce phénomène inconcevable. Je crois que jamais un homme ne se rencontra aussi chétif, aussi effacé, aussi tremblant, aussi silencieux que moi… Il n’y a pas, j’en suis sûr, d’exemple d’un homme plus dénué que je le suis de moyens physiques capables de donner l’essor à tout ce qui se crée et fermente en lui, de donner une forme extérieure à ses exaltations ! J’ai été l’éternel prisonnier de moi-même, malgré moi-même, et pas une minute je n’ai pu me libérer de moi-même, me libérer de ma bouche, de mes yeux, de mes doigts, de mon or et de mon corps caissier !…

Alors que je bouleverse l’univers, que je fais passer à la refonte toutes les questions sociales, que je crée d’immenses poèmes, d’immenses philosophies, et des arts redoutables… un fauteuil recouvert de moleskine, une table de chêne, des livres, des registres, une clef, des titres et de l’or et de grands coffres, et un petit rouleau de papier buvard… voilà donc ce que je suis, et dans quel milieu, et parmi quels objets, je me meus !…

Je suis semblable à ce bout de terre ingrate et stérile, où pas un brin d’herbe, pas une fleur ne poussent, où il n’y a que des cailloux et des écorchures lépreuses, et dans les profondeurs de laquelle bouillonnent des laves terribles, et couvent des feux formidables qui ne s’éteindront jamais, et dont, jamais, personne ne soupçonnera l’effrayante beauté !… Quand je rentre de mon bureau, le soir, marchant à pas menus, les épaules effacées, un peu courbé, un peu cagneux, et de visage si impersonnel que j’en deviens invisible, c’est pour moi une chose douloureuse, inexprimablement douloureuse de voir qu’aucun être humain ne me regarde et ne se doute que je porte en moi toutes les forces cosmiques de la nature et toutes les flammes de l’humanité !…

— Octave Mirbeau, les Mémoires de mon ami