J’aime ce moment, à l’aube, où on ouvre prudemment le manuscrit du livre en cours dans la maison encore endormie. Il y a de multiples stratégies pour essayer de découvrir le travail d’un œil neuf, de le piéger, de le surprendre, à l’improviste, comme si on le découvrait pour la première fois pour le juger d’un regard impartial. Une sieste peut faire l’affaire, une longue nuit, encore mieux. J’ai même l’intuition qu’une partie de la relecture d’un livre peut se faire durant le sommeil. À l’état de veille, le livre s’est inscrit dans le cerveau avec la précision d’une position d’échecs, et, la nuit, quand on dort, l’étude des variantes se poursuit, comme un ordinateur qu’on laisserait tourner en permanence pour étudier l’immensité des calculs en jeu dans l’opération (si bien qu’il m’arrive parfois d’avoir la solution au réveil sans autre effort conscient particulier). Mais inutile de s’acharner à raturer sans fin, seul le temps lave vraiment le regard.

— Jean-Philippe Toussaint, l’Urgence et la Patience