Désormais, il administre le territoire par oukase, circulant à pas lents autour de l’immense maquette de la ville qu’il a fait installer au centre de son bureau — un général en campagne élaborant des stratégies, voilà à quoi il fait penser —, torse incliné penché sur son modèle réduit, mains croisées dans le dos, scrutant une portion de carton puis soudain saisissant une baguette commandant une Internet City ici, une Media City là, un complexe commercial ici — labyrinthe de malls dallés de porphyre et enjolivés de fontaines et de kiosques à cappuccino —, un stade omnisports là, une patinoire en forme de soucoupe volante, un multiplex souterrain de cinquante salles, une piste cendrée sur le toit d’une barre d’immeuble, un casino sous une cloche de verre. Il veut de la transparence, du plastique et du polypropylène, du caoutchouc et du mélaminé, du provisoire, du consommable, du jetable : tout doit être mobile, léger, convertible, souple. Survolté, il s’adonne à la manipulation d’un meccano gigantesque qu’il reconfigure quotidiennement, grisé par la gamme infinie de nouvelles possibilités formelles, par les pôles qu’il dessine, par les zones qu’il découpe, par les nœuds d’activité qu’il définit et positionne sur les plans. Il n’a plus qu’une idée en tête, sortir Coca de l’anonymat provincial où elle sommeille tranquille pour la convertir à l’économie mondiale, en faire la cité du troisième millénaire, polyphonique et omnivore, dopée à la nouveauté, dévolue à la satisfaction, à la jouissance, à l’expérience de la consommation.

— Maylis de Kerangal, Naissance d’un pont