Dans l’histoire de Jérôme et de Sylvie était déjà inscrit le jour où ils devraient choisir : ou bien connaître le chômage, le sous-emploi, ou bien s’intégrer plus solidement à une agence, y entrer à plein temps, y devenir cadre. Ou bien changer de métier, trouver un job ailleurs, mais ce n’était que déplacer le problème. Car si l’on admet aisément, de la part d’individus qui n’ont pas encore atteint la trentaine, qu’ils conservent une certaine indépendance et travaillent à leur guise, si même on apprécie parfois leur disponibilité, leur ouverture d’esprit, la variété de leur expérience, ou ce que l’on appelle encore leur polyvalence, on exige en revanche, assez contradictoirement d’ailleurs, de tout futur collaborateur, qu’une fois passé le cap des trente ans (faisant ainsi, justement, des trente ans un cap), il fasse preuve d’une stabilité certaine, et que soient garantis sa ponctualité, son sens du sérieux, sa discipline. Les employeurs, particulièrement dans la publicité, ne se refusent pas seulement à embaucher des individus ayant dépassé trente-cinq ans, ils hésitent à faire confiance à quelqu’un qui, à trente ans, n’a jamais été attaché. Quant à continuer, comme si de rien n’était, à ne les utiliser qu’épisodiquement, cela même est impossible : l’instabilité ne fait pas sérieux ; à trente ans, l’on se doit d’être arrivé, ou bien l’on n’est rien. Et nul n’est arrivé s’il n’a trouvé sa place, s’il n’a creusé son trou, s’il n’a ses clés, son bureau, sa petite plaque.
— Georges Perec, les Choses